Pour le publicitaire à l’origine des mythiques campagnes Citroën depuis un demi-siècle, la voiture est un membre de la famille et une éternelle histoire d’amour. À l’occasion du dossier de Causeur de janvier, « Arrêtez d’emmerder les automobilistes », il s’entretient avec la patronne.
Causeur. Votre vie d’homme et de publicitaire épouse largement l’histoire de la voiture.
Jacques Séguéla. J’ai fait deux grands mariages, à la vie à la mort : avec mon épouse Sophie et avec Citroën.
Ça commence lorsqu’à 20 ans, en 1954, vous partez faire le tour du monde en 2 CV avec votre ami Jean-Claude.
J’ai beaucoup de reconnaissance pour mes parents qui ont pris sur eux pour laisser partir leur fils unique. Il faut dire que mon père, radiologue, était aussi un bourlingueur. C’est lui qui m’a offert une « deuche », ce mythe libertaire sur quatre roues. J’ai décidé de suivre son conseil d’aller « frotter ma cervelle à celle des autres peuples ». Ça a duré deux ans, nous avons traversé huit déserts. Quand on arrivait dans une ville, on n’allait pas voir les musées, on cherchait du boulot pour continuer. Aujourd’hui, on aurait un hélico au-dessus de nous, des GPS, des téléphones. À l’époque, on avait une boussole. On n’aurait jamais pu faire ça avec une autre voiture, à notre première panne on serait restés bloqués. Une 2 CV, on pouvait la soulever, la tirer, la pousser. Le livre qu’on a écrit, sur les instances de Citroën, a été un best-seller. Ma vie a été transformée par la 2 CV.
Dans votre livre, vous racontez de délicieuses péripéties, comme « l’anti tape-cul », une pub pour l’Ami refusée, ou le crash test avec Claudia Schiffer. Mais arrêtons-nous sur le blasphème Picasso.
En 1981, le patron de Citroën me parle d’un modèle qu’il va lancer, qui, me dit-il, n’a rien de spécial. Et il me lâche un nom à dormir debout. J’avais quarante-huit heures pour en proposer un nouveau, car il était gravé sur les moteurs. Par chance, je déjeunais avec le petit-fils Picasso et je suis parvenu à le convaincre qu’on ferait un tabac avec son nom. J’achète une pleine page dans Le Figaro, on voyait le peintre avec sa marinière et un petit garçon qui disait, de son écriture enfantine : « Dis maman, pourquoi le monsieur, il s’appelle comme une voiture ? » Scandale, engueulade, retrait de la pub. N’empêche, on a fait un tabac et la voiture a duré dix ans. Si j’avais appelé Picasso une machine à laver, j’aurais été en taule !
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Pourquoi était-ce possible avec une voiture ?
Parce que c’est le seul objet de consommation qui possède une âme ! C’est un membre de la famille qui vient juste après le chien. En vacances, j’aime laver ma voiture moi-même, vous m’imaginez laver le téléviseur ? Malgré toutes les attaques dont elle est l’objet, la voiture reste un objet de désir, l’achat le plus important après la maison, même si le crédit a tout changé heureusement. D’ailleurs, avec les montres, elle est l’objet le plus collectionné. La preuve que l’automobile reste identitaire, c’est le succès de la Tesla, une escroquerie de génie : le design est sublime, mais à l’intérieur, c’est du bas de gamme. Seulement, il y a cet écran géant qui ne sert pas à grand-chose mais qui fait la différence. Et alors qu’elle vaut deux fois son prix, et qu’il n’y a aucune pub, c’est un énorme succès. Aujourd’hui, c’est un marché très malmené par les décisions politiques, parce qu’on lui fait porter tous les maux de la planète, à cette pauvre auto qui n’y est pas pour grand-chose. Mais qu’on le veuille ou non, la voiture, c’est la liberté et ça reste une histoire d’amour.
90 ans d’amour, de Jacques Séguéla, éd. Plon, 272 p., 2022