Jacques Sapir est économiste, chercheur en relations internationales et historien spécialiste de la Russie. Il s’est récemment illustré en préconisant un futur dialogue avec le FN dans le cadre d’un grand front anti-euro. Décryptage.
Dans la version intégrale d’un entretien que vous avez accordé au Figaro, vous déclarez : « À terme, la question des relations avec le Front national, ou avec le parti issu de ce dernier, sera posée. Il faut comprendre que très clairement, l’heure n’est plus au sectarisme et aux interdictions de séjours prononcées par les uns comme par les autres (…) il faudra un minimum de coordination pour que l’on puisse certes marcher séparément mais frapper ensemble » afin d’abattre l’euro. Est-ce à dire que vous considérez le Front national d’aujourd’hui comme un interlocuteur légitime, voire un allié potentiel dans votre combat contre la monnaie unique et l’austérité ?
Dans la citation que vous donnez, les mots « à terme » et « sera » sont importants. Ils impliquent que je me situe dans le futur, et un futur prospectif comme on peut le voir avec « avec le parti issu de ce dernier ». Cela répond à votre question. Tout dépendra de l’évolution à venir du Front national. Mais, ce qui est clair aussi dans mon texte, c’est que je dis que l’on ne pourra éluder indéfiniment la question. Ni plus, ni moins. L’essentiel se trouve en amont et en aval de votre citation, quand je parle des conditions de constitution d’un éventuel « front » anti-Euro, de la nécessité de penser le « jour d’après », et de l’importance de conserver l’autonomie stratégique et politique pour qui fera partie de ce « front ».
Auriez-vous tenu les mêmes propos si Jean-Marie Le Pen dirigeait toujours le parti dont il vient d’être exclu ?
La question de la personne ne me concerne pas. Je n’en fais pas un symbole, dans un sens ou dans un autre. Par contre, je note que le Front national a consulté ses adhérents sur ce point. Ceci est significatif. Cela implique que des principes républicains et démocratiques sont à l’œuvre en son sein, et cela créé un précédent. Pour une personne qui, comme moi, se situe dans un rapport d’extériorité avec le Front national, il y a là un signal bien plus significatif que le sort de Jean-Marie Le Pen. Pour le reste, je continue de regarder l’évolution que connaît ce parti. La question n’est pas de savoir si le FN sera un jour ou non un parti « de gauche ». La véritable question est de savoir s’il intègrera assez de principes républicains pour que l’on admette que des relations, mêmes distantes, avec lui sont possibles. Seul le futur nous le dira.
Le site Arrêt sur images vous accuse d’avoir mollement regretté le départ de votre ami économiste Philippe Murer au Front national et de vous rapprocher dangereusement de ce parti. Ne contribuez-vous pas à la diabolisation des eurosceptiques en préconisant un dialogue avec le FN ?
On aurait voulu que je le poursuive à coup de trique ? La position d’Arrêt sur images est ridicule, mais c’est leur problème et non le mien. Philippe Murer est un ami ; j’entends ses raisons d’adhérer au Front national sans les partager ni les approuver. Je pense qu’il a fait une erreur, mais c’est un avis strictement personnel. Je répète que je ne préconise pas maintenant un dialogue. Je répète que les mots « à terme » et « sera » sont importants. Il faudrait peut-être lire ce que j’ai écris. Mais, je redis aussi que le camp des eurosceptiques ne pourra pas indéfiniment éluder la question des relations avec le Front national. C’est un constat, pas une prise de position. Si des gens veulent « diaboliser », ils le feront de toute manière. Les méthodes odieuses de la calomnie sont monnaie courante, y compris dans le monde universitaire, et je n’ai qu’un profond mépris pour ceux qui s’y livrent.
Vous applaudissez le rapprochement qu’esquissent Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Pierre Chevènement. Faute d’un Syriza français puissant à la gauche de la gauche, pensez-vous qu’une large alliance souverainiste droite-gauche puisse voir le jour ? Devra-t-elle s’allier au FN pour arriver au pouvoir ?
Jean-Luc Mélenchon, lui-même, a appelé à la constitution d’un front des patriotes. C’est dire si le débat existe et s’il avance. L’article de Stefano Fassina, par rapport auquel je prenais position (ce qui est superbement ignoré dans le débat actuel) est très clair à ce sujet. Je l’ai publié, traduit en français (à partir d’une traduction élaborée par le Comité Valmy) sur RussEurope. La logique des « fronts » est en marche. Nous verrons ce que cela donnera. Et l’on sait bien que ce qui caractérise un « front » c’est que les organisations adhérentes ne sont pas d’accord entre elles sur certains points, mais considèrent qu’un objectif commun peut les rassembler. Je souhaite que ce « front » se constitue rapidement, car il est une des conditions de la construction d’un rapport de force face aux européistes. Mais pour cela, il faudra vaincre le sectarisme et de nombreuses réticences. Quant à une possible « alliance » avec le Front national, elle dépend de l’évolution future de ce parti. C’est donc une possibilité , et c’est très précisément ce que j’ai écrit, mais nullement une probabilité car personne n’est en mesure de dire aujourd’hui quel sera le résultat de cette évolution.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00699790_000004.
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