L’événement de ce mois de mars, c’est bien entendu la ressortie en salles de trois films rares de Jacques Rivette dont Duelle (1976). On sait que Rivette excelle davantage à filmer l’œuvre en train de s’élaborer, avec une attention particulière au travail collectif et à un certain effacement de l’auteur, plutôt qu’un récit bouclé. On se souvient notamment de ses expérimentations sur le théâtre menées dans ces deux films-fleuves géniaux que sont L’Amour fou et Out One.
Duelle arrive juste après le sommet de l’œuvre de Rivette : Céline et Julie vont en bateau où les déambulations des deux magiciennes du titre finissaient par donner naissance à de micro-fictions ludiques et étranges.
En entamant le cycle des « Scènes de la vie parallèle », Rivette entend s’atteler de front à la fiction et imagine des récits ésotériques, offrant à des comédiennes le soin d’endosser des rôles généralement dévolus à des hommes dans ce genre de films. Duelle pourrait être une version « fantastique » du Grand sommeil de Hawks tandis que Noroît est une relecture des films de pirates d’antan.
Rivette met ici en scène deux mystérieuses femmes, Viva – fille du soleil – (la blonde Bulle Ogier) et Leni – fille de la lune – (la brune Juliet Berto) à la recherche d’une pierre magique qui leur permettrait de rester sur Terre. A distance, elles vont s’affronter dans un Paris transformé en véritable plateau de jeu…
Le seul élément de distanciation que l’on retrouve dans Duelle, c’est sa musique. En effet, alors qu’elle a constamment une fonction extra-diégétique (créer une ambiance un brin mystérieuse), elle se révèle toujours diégétique puisqu’on aperçoit à chaque fois, parfois après un léger mouvement de caméra, Jean Wiener au piano en train d’improviser ces airs.
Cette partition musicale en train de s’élaborer à mesure qu’avance le film est l’une des dernières traces de la « méthode Rivette » qui fut si fructueuse dans L’Amour fou et Out One. Pour le reste, le spectateur a le sentiment d’être passé de « l’autre côté du miroir » (on sait l’importance de Lewis Carroll pour le cinéaste) et qu’il assiste à une version « longue » des mini fictions de Céline et Julie vont en bateau.
L’éventuel problème de ce parti pris, c’est que Rivette est moins un conteur et un narrateur qu’un metteur en scène. Les récits carrés et tendus, ce n’est pas trop sa spécialité et Duelle peut déconcerter au début tant ledit récit s’avère filandreux et assez peu captivant.
En revanche, si on accepte le contrat (peu de rebondissements spectaculaires, pas d’action et de suspense) et l’on se laisse entraîner dans cette histoire de pierre magique, le film finit par exercer un véritable pouvoir de fascination.
Rivette joue à merveille de la topographie des lieux qu’il dote d’une véritable aura magique. Chaque séquence peut se voir comme une avancée d’une case sur un jeu de plateau où une attention particulière est portée au décor. La seconde séquence où Bulle Ogier déambule dans une gare où elle est dévisagée par de nombreux quidams (véritables figurants ou passants attirés par la présence de la caméra ?) est absolument fascinante, d’autant plus que Rivette finit par vider les lieux de toute présence humaine. Plus que des personnages secondaires, on se souvient surtout de certains endroits : la chambre rouge d’un hôtel, un dancing, un aquarium, quelques plans en extérieur absolument sublimes…
Avec ce film, le cinéaste reprend certains codes du film noir pour élaborer une intrigue navigant sur la ligne d’un fantastique totalement ancré dans le réel, entre le jour et la nuit, la brune et la blonde (les deux comédiennes principales sont absolument géniales, sans doute parce que toutes les héroïnes de Rivette sont des magiciennes), le rêve et la réalité…
Pour ceux qui n’auraient jamais vu un film de Rivette, je ne suis pas certain que Duelle soit la meilleure porte d’entrée dans son œuvre. Mais pour ceux qui la connaissent, il s’agit d’un film à la fois atypique et mystérieux qui n’a rien perdu de son pouvoir de séduction et d’ensorcellement.
Duelle (1976) de Jacques Rivette avec Juliet Berto, Bulle Ogier, Nicole Garcia, Claire Nadeau. (Editions Carlotta) Sorti en salles en version restaurée depuis le 14 mars 2018.
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