Jacques de Larosière, banquier et haut fonctionnaire, est l’un des derniers acteurs et bâtisseurs des historiques « Trente Glorieuses » encore en vie. Son essai qui vient de paraître sous le titre 40 ans d’égarements économiques (Odile Jacob) permet de mieux comprendre les raisons de l’infernale faillite qui s’annonce en France et les moyens d’y faire face.
Le vieux sage Larosière, du haut de ses 92 ans, est sans doute ce que la France a produit de meilleur pendant la seconde moitié du xxe siècle dans la catégorie des hauts fonctionnaires de classe mondiale. C’était avant que les promotions successives d’énarques prétentieux, incompétents, sans courage et sans saveur prennent le contrôle du pouvoir central. Son CV est de ceux qu’on ne peut observer que très rarement dans un siècle. Au chapitre des études : Louis-le-Grand, Institut d’études politiques de Paris, licences en lettres et en droit, l’ENA puis l’Inspection des finances.
Pour ce qui est du parcours : directeur de cabinet de Valéry Giscard d’Estaing, à l’époque ministre des Finances du général de Gaulle, directeur du Trésor, directeur général du FMI à Washington pendant 9 ans, gouverneur de la Banque de France (6 ans), président de la Banque européenne, la BERD à Londres (4 ans), conseiller à l’OCDE, administrateur de Renault, d’Air France, de la SNCF, de France Télécom et d’Alstom, conseiller du président de BNP pendant 10 ans, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, sans compter quelques mandats internationaux au plus haut niveau qu’il serait fastidieux de rappeler ici. Autant dire, un géant de l’économie et de la finance.
S’il avait été président de la République à la place de Jacques Chirac, l’histoire de la France et des Français en aurait été bouleversée. Cet homme-là, de plus, est d’une grande simplicité et d’un naturel serein. Tout l’oppose aujourd’hui au jeune coq de l’Élysée, Emmanuel Macron. Quand ce dernier écrit un essai avant son élection qu’il appelle pompeusement Révolution, il y fait des promesses électorales dans de nombreux chapitres, promesses qu’il ne tiendra pas, à l’image de tous ses prédécesseurs sortis du même moule. C’est à l’énarque Jacques Chirac que l’on a attribué cette formule d’un cynisme absolu : « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. »
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement »
Quand notre vieux sage souhaite laisser une trace et léguer un modeste héritage à ses concitoyens, il décide de faire le constat de tout ce que ses successeurs hauts fonctionnaires qui se sont partagé le pouvoir durant ces quarante dernières années auraient dû faire et n’ont pas fait. Il titre son essai 40 ans d’égarements économiques et y ajoute un sous-titre : « Quelques idées pour en sortir ».
Appliquant à la lettre le célèbre dicton de Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », et sachant qu’il est question de matières complexes, notre auteur écrit avec pédagogie en utilisant des mots du langage courant. Avec lui, pas de vocabulaire technocratique et ampoulé, pas d’esbroufe de professeur égocentré, pas d’explications alambiquées, pas de mots savants, de chiffres barbares, seulement du concret facile à comprendre. À l’arrivée, un superbe travail de vulgarisation pour toutes celles et tous ceux qui veulent comprendre l’état réel de l’économie de leur pays et avoir une idée claire de ce qui peut leur arriver demain si les bonnes décisions ne sont pas prises d’urgence par leurs dirigeants.
En France, le risque est de rester éternellement dans le camp des perdants
Dès le début de son ouvrage, il met les choses au point : « Nous vivons dans l’illusion que, malgré nos déficiences, nous finissions toujours par nous en sortir et que, par mauvais temps, nous étions mieux protégés que les autres par un système social efficace. » Et il enfonce le clou : « Croire que nous pouvons impunément reprendre notre train-train habituel en conservant nos mauvaises habitudes en matière de laxisme et d’inefficacité budgétaire, de résistance à des réformes structurelles acceptées partout ailleurs… procède d’une grave illusion. » Puis, de conclure ainsi son introduction : « Nous nous étions habitués, avec une complaisance inouïe, à cumuler trois records : poids du déficit budgétaire, poids de la dépense publique, poids des prélèvements obligatoires. Comment croire une seconde que nous pouvons entrer dans ce “nouveau monde” en conservant – voire en les aggravant – ces handicaps ? »
En 1975 nous étions 5e pour le niveau de vie par habitant. Nous sommes aujourd’hui au 26e rang mondial
Pour lui, c’est très clair : « Les pays qui se sont attachés à maîtriser leurs dépenses publiques et leurs soldes budgétaires apparaissent comme les gagnants : ils ont plus de marges pour réagir et s’apprêtent à conquérir de nouveaux marchés et à reprendre leur croissance. En revanche, les pays qui se sont habitués à la facilité, au keynésianisme mal compris, en prétendant que c’était “socialement juste”, tout en dissimulant le coût social lié à l’insuffisance des réformes de structure, pourtant seules à même de faire repartir l’économie, se révèlent les perdants en matière de pouvoir d’achat et d’emploi. »
Nous ne travaillons pas assez et pas assez longtemps
Et Larosière de dérouler dans ses premiers chapitres tous les dégâts de la mauvaise gestion française: en 1975 nous étions au 5e rang mondial pour le niveau de vie par habitant. Nous sommes aujourd’hui au 26e rang. Explication : nous ne travaillons pas suffisamment, conséquence des 35 heures, et pas assez longtemps. « Tous nos concurrents directs en Europe et dans le monde civilisé prennent leur retraite bien après nous, à 65 ans, voire à 67 ans, quand nous en sommes encore à 62 ans. » Notre taux d’emploi est trop bas, notre chômage trop important, notre Smic trop élevé, nos entreprises sont étouffées par les charges qu’elles doivent supporter – un record en Europe – et notre commerce extérieur est exsangue.
Globalement, l’augmentation permanente et « inexorable de notre dette publique, nourrie par la hausse continue de la dépense publique, a contribué à surcharger le taux des prélèvements obligatoires et donc à miner la compétitivité de notre économie ». Trop de congés payés, trop de RTT, trop de fonctionnaires dans l’administration centrale et beaucoup trop dans le mille-feuille territorial. Une organisation scolaire avec des résultats médiocres, un apprentissage à côté de la plaque et un système universitaire en déroute. Quant à la recherche, on voit ce qu’il en est aujourd’hui dans les hôpitaux avec la pandémie.
Une « insidieuse addiction à la dépense publique »
L’économiste et financier de pointure mondiale – rappelons qu’il a dirigé le FMI pendant près de 10 ans et qu’il a dû gérer les faillites d’un certain nombre d’États trop dépensiers – est très sévère avec « notre insidieuse addiction à la dépense publique », notant que ces dépenses, avant la pandémie, atteignaient déjà 53,8 % du PIB, un record international. Une première critique au jeune président Macron sur ce point : à la suite du mouvement des Gilets jaunes, il a continué à augmenter le budget des dépenses en déversant des milliards un peu partout au lieu de s’attaquer aux réformes de structure, « pourtant indispensables ».
Jacques de Larosière n’hésite pas, évidemment, à s’attaquer franchement aux énormes prélèvements sociaux qui plombent notre économie et alourdissent notre chômage. Comme souvent dans son ouvrage, il veut être simple et concret : dans une comparaison détaillée et très révélatrice avec l’Allemagne, il prend l’exemple de deux ingénieurs célibataires à compétences identiques. Leur rémunération est à peu de chose près la même dans les deux pays : 4 700 euros bruts par mois. Les contributions sociales à la charge de ces deux ingénieurs sont également semblables. En revanche, les cotisations sociales patronales en Allemagne sont inférieures de plus de 50 % à celles payées par les entreprises françaises.
Résultat : pour une entreprise le coût du salaire de l’ingénieur français est de 6 300 euros, contre 5 464 euros outre-Rhin. Avant la pandémie, le taux d’emploi (c’est-à-dire le pourcentage de ceux qui ont un emploi par rapport à la population en âge de travailler) tournait en France entre 60 et 65 %. En Allemagne il était de 79 % ! Encore une précision : la part des jeunes de 15 à 29 ans déscolarisés et sans emploi (en % de la population) était de 17 % en France contre 10 % en Allemagne. Un gouffre nous sépare !
La seule mesure qui soit à la fois efficace à court terme et compréhensible
Notre vieux sage aborde également, avec la dette, le dossier brûlant des retraites, sans doute le plus explosif actuellement et, pour lui, comme souvent, tout est affaire de pédagogie. Puisque l’espérance de vie en Europe, qui était de 65 ans en 1950, est aujourd’hui de 75 ans et pourrait dépasser 80 ans en 2050, il n’y a pas trente-six solutions. Primo, il faut augmenter l’âge de départ à la retraite à 65 ans au minimum, sinon « le niveau de vie des retraités diminuera automatiquement » et, de plus, « l’acceptation de cette norme apparaît comme un impératif national urgent ». Secundo, il faut « ouvrir davantage la porte à des formes additionnelles – libres, voire obligatoires – de retraites par capitalisation », comme le font nos voisins en Europe. En somme, « créer une véritable retraite complémentaire ».
Jacques de Larosière met également en cause la « nationalisation » rampante des retraites par le jeune président inexpérimenté. « Il serait sage, écrit-il, de ne pas prêter le flanc à la critique d’un État “mettant la main” sur 170 milliards d’euros de réserves » de certains régimes privés bien gérés (avocats, pharmaciens, etc.) « pour assurer le financement de la réforme ». « Plutôt que de s’obstiner, ajoute-t-il, dans une négo hasardeuse et très probablement coûteuse pour égaliser la gestion des 40 régimes existants, l’urgence est de couper court à l’hémorragie en prenant la seule mesure qui soit à la fois efficace à court terme et compréhensible : augmenter l’âge de départ en retraite pour tenir compte du vieillissement de la population et de la nécessité – reconnue par tous nos voisins – de rééquilibrer les comptes ». Dans ce domaine, précise-t-il, mais pas seulement, « une fuite en avant conduirait à une chute accélérée et à un déclin inéluctable de notre pays ».
« Être capable de convaincre et de galvaniser »
Après avoir ouvert d’autres dossiers bancals dont la France a le secret comme la gestion systématique de nos budgets par une augmentation de la dette et un chômage massif et incontrôlable, et proposé quelques solutions simples au jeune coq de l’Élysée, notre vieux sage termine son essai par ces mots de bon sens : « Il faut être capable de convaincre et de galvaniser […] avoir la vision et la volonté de dépasser l’horizon électoral […] et avoir envie de “faire briller” la France. Ne pas se contenter de l’accompagner dans sa descente aux dernières places des classements internationaux en alignant, comme nous l’avons trop souvent fait, les erreurs de politique économiques les unes après les autres. Il faut aussi préserver et renforcer le contrat social de la nation et concevoir un modèle économique et social qui donne confiance aux plus démunis et ne pas laisser les jeunes au bord du chemin, comme ce fut trop souvent le cas au cours des quarante dernières années. » Comment ne pas être d’accord avec lui ?
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