Jacques Chirac n’était pas gaulliste. Pour le chef de la droite qui se prétendait héritière du Général, c’était un peu gênant. Force de la nature, à la santé et au physique de maître-nageur, on aurait pu garder l’image d’une espèce de bulldozer politique opportuniste et à la trahison facile. Dont l’unique objectif, et peu importe les moyens, était de devenir Président de la République. Il y réussit. Se relevant de la trahison massive de tous ceux qu’en grand féodal, il avait richement dotés. Ce qui lui attira la sympathie et changea notre regard. Et c’est là que l’on s’aperçut qu’il l’était, sympathique. Et beaucoup moins inculte qu’il s’efforçait de le faire croire. Son successeur le qualifia de « roi fainéant » et beaucoup lui reprochèrent son immobilisme considérant qu’il appliquait la fameuse formule d’Henri Queuille, son prédécesseur corrézien : « Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne puisse résoudre. » Et c’est vrai, qu’il ne fut pas gaulliste. Mais si en fait, trois fois.
La première en octobre 1996 lors de la fameuse séquence de la vieille ville de Jérusalem. Toute de fausse spontanéité. Rabrouant les agents des services de sécurité israéliens qui ne faisaient que leur boulot. Joli coup, qui lui rapporta les excuses de Netanyahou, et des acclamations le lendemain en Cisjordanie. Les flics sont indispensables, mais ils sont aussi souvent le vecteur de l’humiliation. Redonner un peu de dignité, et en la circonstance pour pas cher, de Gaulle aussi savait faire ça.
La deuxième fois, fut bien sûr en mars 2003 quand il s’opposa à l’acte de piraterie internationale organisée par George W. Bush avec l’invasion de l’Irak. Il le fit avec fermeté dans un contexte pourtant difficile. Le mainstream français était bien évidemment favorable à cette guerre. Et l’on sait bien que si Lionel Jospin avait été élu Président l’année précédente, la France aurait suivi, comme la Grande-Bretagne du travailliste Tony Blair.
Philippe de Villiers vient de nous en offrir une troisième. En racontant une anecdote du temps de la cohabitation Mitterrand-Chirac des années 86-88. Et en commettant à mon avis un contresens. Lors d’un dîner d’État à l’Élysée, François Mitterrand recevait Margaret Thatcher et Helmut Kohl. Au cours de la conversation, qui roulait sur l’Europe, il proposa à ses hôtes de dire quelle était pour chacun d’eux la date de l’Histoire la plus importante pour la construction européenne. Margaret Thatcher toute d’arrogance anglaise se prononça évidemment pour juin 1215 et l’adoption de la Grande Charte par Jean sans Terre. Chacun sait, n’est-ce pas, que ce sont les Anglais qui ont inventé la démocratie. Helmut Kohl prudent et astucieux donna octobre 1648, la signature du traité de Westphalie qui mettait fin à la guerre de trente ans. Difficile pour lui sans froisser son hôte de piocher une date au 19e ou au 20e siècle. Alors va pour ce traité compliqué, que certains historiens considèrent comme le premier en Europe à prévoir l’organisation des rapports entre les nations. François Mitterrand quant à lui, ne mégota pas et se prononça pour le baptême de Clovis le 25 décembre 496. Joli culot, que de considérer comme essentiel pour l’Europe, ce que le roman national présente comme le point de départ de la France désormais éternelle. Du Marc Bloch dans le texte. Plus gaulliste tu meurs.[1. Petit cadeau à Nadine Morano, qui pourra ainsi se prétendre également mitterrandienne.]
Piège évident pour Jacques Chirac se voyant ainsi fermer cette porte. Que pouvait-il alors proposer ? Lui qui, depuis des mois, essuyait les plâtres de la première cohabitation sous la Ve République. Confiné dans un rôle institutionnel second et devant supporter camouflets et avanies distillés par un virtuose de la manœuvre politique. Exclu de la lune de miel Mitterrand-Kohl, et entretenant des rapports exécrables avec Thatcher. Lui qui ne supportait pas les ambiances de pédanterie et d’afféterie que François Mitterrand se plaisait à installer pour y briller. Quelques références qu’il ait pu donner, il était bon pour les lazzis du Canard Enchaîné le mercredi suivant. Mitterrand se tourna vers lui : « et vous-même, Monsieur le Premier Ministre, votre date ? ».
Philippe de Villiers nous raconte que Jacques Chirac leva son verre de bière et répondit dans le silence : « 1664, Kronenbourg ! » Villiers prétend que cela révèle le désintérêt total de Chirac pour l’Histoire. Quelle erreur ! Cela s’appelle un bras d’honneur. Orgueilleux et magnifique. Car il dit, ce bras d’honneur : « Je vous ai vu Monsieur le Président. Avec vos deux complices, dans un concours de coquetteries, essayer de m’humilier. Eh bien, je vous emmerde Monsieur le Président ! ». On n’est pas loin du de Gaulle de la conférence d’Anfa à Casablanca en 1943.[2. À Anfa, Roosevelt avait humilié de Gaulle en lui imposant la présence de Giraud à ses côtés. Lors du dîner qui suivit la conférence, ce dernier se plût à raconter avec force détails son évasion d’Allemagne. Sous les commentaires admiratifs des convives. Quand il eut fini, de Gaulle dit alors dans le silence: « eh bien le général Giraud va maintenant nous raconter comment il a été fait prisonnier ».]
Monsieur le Président Chirac, je crois que vous traversez des moments difficiles. Sachez que l’on vous embrasse.
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00290805_000006.
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