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Jacques Chardonne: la ligne française


Jacques Chardonne: la ligne française
Jacques Chardonne en 1958 © STUDIO HARCOURT / MINISTERE DE LA CULTURE / Rmn-Grand Palais via AFP

À force de fréquenter les bouquinistes, on a empilé les livres depuis des années. Le confinement est l’occasion de les lire ou les relire. Aujourd’hui, Jacques Chardonne.


En 1948, à Monaco, paraissait Chimériques de Jacques Chardonne. J’ai l’édition originale (Le Rocher, Monaco) trouvée il y a bien trente ans pour presque rien. 1948 : la même année, aux Etats-Unis, Zelda Fitzgerald mourut brûlée vive dans l’incendie de l’hôpital psychiatrique où elle était internée. Deux faits sans liens apparents, sinon une date, mais qui invitent pourtant à réfléchir à ce phénomène étrange, proche de la chimère précisément que sont les couples d’écrivains. Chardonne, en épousant Camille Belguise trouva sans doute avec elle cet accomplissement soucieux, ce bonheur un peu gris et très digne qui était pour lui l’apanage des couples réussis. Zelda Fitzgerald, écorchée vive par le talent de Scott au point de vouloir elle aussi écrire à tout prix, ne connut que la fureur de l’enfer conjugal, l’alcoolisme et les flirts dangereux avec la schizophrénie. Malgré tout, des deux maris, on peut penser que celui qui souffrit le moins fut celui qui s’ennuyait le plus. Deux couples contemporains l’un de l’autre, et deux panoplies littéraires exactement opposées. Scott et Zelda aimaient les étés brûlants de la côte d’Azur tandis que Jacques et Camille préféraient des atmosphères plus émollientes : Madère, le Portugal ou la Suisse. Scott usa et abusa du gin, cet alcool qui a le goût des larmes tandis que Chardonne, natif de Barbezieux et Charentais avisé, avait compris que le cognac est un apprentissage du temps et du mystère. Pour les uns, le jazz, les nuits enfumées et un art de la dépense ; pour les autres les matins calmes, les jardins en fleurs et une morale de la retenue. Couple de l’hyperbole contre couple de la litote, les différences fondatrices entre les littératures françaises et américaines se trouvent incarnées dans ces vies parallèles.

Il faut lire Chimériques comme l’archétype d’une certaine ligne française, semblable à nulle autre et que l’on pourrait définir comme un réalisme de l’essentiel. Chez Chardonne, la vérité des êtres n’a pas besoin de circonstances extraordinaires pour se révéler. Dans Chimériques, l’humanité se résume à des écrivains et à des jeunes filles. Ils tombent souvent amoureux les uns des autres, le disent rarement et font preuve d’une infinie patience. Ils meurent parfois de manière violente, hémorragie dans une chambre d’hôtel ou bombardement d’un pont sur la Loire pendant l’exode, mais, encore une fois, la vraie vie est ailleurs. Et si parfois l’histoire vient se mêler aux destinées sentimentales – Chardonne évoque par exemple son bref emprisonnement à la Libération, l’important est surtout dans cette connaissance de soi, qui n’a rien à voir avec les artistes. 

Au-delà de la virtuosité des variations sur les émois du cœur, et les regards baissés, l’étonnante modernité de Chimériques est surtout dans le thème implicite de ce livre qui annonce le crépuscule de la littérature, le chant de cygne du roman.

Chardonne, mieux que quiconque, a pressenti la vanité de ce genre trop vieux et, qui sait, l’inutilité de faire une œuvre. Alors, avec une désinvolture sure d’elle-même que seuls peuvent acquérir les vrais classiques, il a fait de Chimériques un musée vivant des formes que notre littérature a toujours chéries : le portrait, le conte, la correspondance, les mémoires fragmentaires et la maxime. Chimériques est, à sa manière, le testament exquis, ironique et élégant, d’une très vieille civilisation qui n’a peut-être en ces temps de confinement, rien de mieux à souhaiter que le silence et l’oubli.

Et comme pour confirmer cela, Chardonne qui n’avait pas peur des symboles, mourut vingt ans plus tard, en plein mois de mai 68.

Chimériques

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