« Trop tard est un grand mot, un mot terrible de l’histoire. » Lancé au lendemain du traité de Versailles, l’apophtegme de Jacques Bainville (1879-1936) est peut-être le meilleur résumé de la relation tourmentée entre la France et l’Allemagne. En 1920, dans ses célèbres Conséquences politiques de la paix[1. Les Conséquences économiques de la paix, de Keynes, suivi de Les Conséquences politiques de la paix, de Bainville, Gallimard, Tel, 2002.], ce brillant sujet analyse le danger représenté par l’Allemagne nouvelle, anticipant le conflit des Sudètes et l’Anschluss. Et dès le début des années 1930, il pressent la folie hitlérienne ou la planche savonneuse de l’alliance avec les Soviétiques. Bainville, pourtant, n’est pas suspect de germanophobie : il est plutôt obsédé par l’Allemagne, d’abord parce que, comme tous les Français, il a baigné dans la crainte du « péril boche », ensuite parce qu’ayant vécu des années à Berlin, il est un immense connaisseur de la culture germanique.
Contrairement à certains de ses petits camarades, il est totalement hermétique à l’antisémitisme et au racisme : « La France, écrit-il, est mieux qu’une race : c’est une nation. »[2. Histoire de France, Éditions des Cimes, 2013.]. Et cette nation, un peuple voisin n’a de cesse de l’envahir et, dans la foulée, de dominer l’Europe entière.[access capability= »lire_inedits »]
La question allemande est donc centrale pour la diplomatie française. Que l’Allemagne soit divisée en de multiples États, principats ou monarchies, et l’équilibre est assuré ; qu’elle se rassemble en une nation impériale unique, le désordre surgit. La politique de la France, qui servira, dit Bainville, l’intérêt de toute l’Europe, doit faciliter cette dispersion : « La vraie politique de la France consistait à favoriser les mouvements de sécession qui se produisaient naturellement à l’intérieur […], à intervenir par tous les moyens, y compris ceux de la force, lorsqu’un des États de l’Allemagne faisait mine de vouloir soumettre et rassembler les autres. »[3. Les Conséquences politiques de la paix, op. cit.].
Aussi lucide ait-il été, Bainville peut-il éclairer notre monde, si différent du sien ? L’Allemagne est aujourd’hui pacifique, Dieu merci. On n’en assiste pas moins, depuis la chute du Mur, à la réactivation du tropisme, inconscient et récurrent, qui la pousse à dominer l’Europe d’une façon ou d’une autre.
L’économie est-elle la poursuite de la guerre par d’autres moyens ? Le 21 août 1914, l’historien notait dans son Journal : « Quelle imprudence chez ces socialistes français qui croient encore que la République allemande assurerait la paix de l’Europe ! »[4. 4. La Guerre démocratique (Journal 1914-1915), Bartillat, 2013.] On paie aujourd’hui au sens propre le prix de la pusillanimité de François Mitterrand lors de la réunification. Résultat : dans l’Europe de 2013, comme dans celle de 1920, « il reste l’Allemagne, seule concentrée, seule homogène, suffisamment organisée encore »[5. Les Conséquences politiques de la paix, op. cit]. Organisée, sans doute, puissante assurément. Mais malheureuse. La première victime de l’hybris allemand, c’est l’Allemagne, observe Bainville. Et si elle souffre, c’est parce qu’elle a oublié la loi de Bismarck : « L’Allemagne devait éviter de casser quoi que ce fût dans une Europe formée à sa convenance, d’attenter à un état de choses dont elle était l’unique bénéficiaire, et au maintien duquel elle était la plus intéressée. » On aimerait qu’Angela Merkel fût plus fidèle à l’héritage du génial Prussien.[/access]
*Photo : Robert Laffont.
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