En France, de Pierre Goldman à Jérôme Kerviel en passant par Omar Raddad, Cesare Battisti et Luc Tangorre, on adore les coupables innocents. Le scénario est toujours le même : une décision de justice ayant l’autorité de la chose jugée après une procédure régulière, une cause politique à défendre, la mise en marche de réseaux disposant de connexions dans le monde politique, des médias et de la culture. La campagne de presse ainsi lancée provoque un emballement aboutissant à un singulier renversement. Celui qui transforme un coupable judiciaire en une victime.
Il n’est bien évidemment pas question de prétendre que les erreurs judiciaires n’existent pas, les malheureux Christian Iacono et Loïc Secher[1. Christian Iacono, ancien maire de Saint-Paul de Vence, et Loïc Secher ont été lourdement condamnés victimes de la sacralisation de la parole de l’enfant et sur la base d’accusations de viol formulé par des « victimes » qui se sont ensuite rétractées. Christian Iacono, condamné à neuf ans, a récupéré son honneur à l’âge de 80 ans après trois ans de détention. Loïc Secher a été condamné à seize ans et en a purgé sept.] en savent quelque chose. Mais les exemples précités sont caractéristiques d’un mécanisme particulier qui voit des culpabilités reconnues et sanctionnées par la justice faire l’objet d’une contestation exclusivement dans le champ médiatique où une opinion publique chauffée à blanc prend le parti du condamné sur la base d’un récit et d’une vérité aux antipodes de ceux élaborés par une procédure régulière et contradictoire. Et pour finir, on demande au chef de l’exécutif de donner tort à la justice en prononçant la grâce. Ce fut le cas pour Tangorre soutenu par la gauche (Mitterrand) et pour Radadd soutenu par la droite (Chirac).
La malheureuse Jacqueline Sauvage, deux fois condamnée par deux cours d’assises successives à dix ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son mari vient de rejoindre cette cohorte étrange. Et d’obtenir une « remise de peine gracieuse » qui foule aux pieds l’autorité de la justice.
Les médias nous racontent qu’elle aurait tué son mari après 47 ans d’une vie commune d’enfer au cours de laquelle il l’aurait violée, violentée et eut des comportements incestueux avec leurs filles. Le lendemain du suicide de son fils, à nouveau frappée par son mari, elle l’aurait abattu pour se défendre d’une nouvelle agression. Se protégeant ainsi du monstre qui la martyrisait depuis près d’un demi-siècle. Qui peut ne pas réagir face à une telle description et se sentir solidaire de Jacqueline Sauvage ? Ce fut mon premier réflexe. Mais pour immédiatement me poser la question que chacun devrait avoir à l’esprit : comment une telle réalité a-t-elle pu déboucher sur deux décisions de condamnation qui non seulement n’ont pas retenu la légitime défense, mais n’ont pas été très généreuses en matière de circonstances atténuantes ?
Ayant cherché à comprendre et eu accès indirectement à ce dossier, j’ai constaté que la plupart des éléments indiscutables établis par la procédure faisaient voler en éclats la construction que l’on essaie de nous imposer. Il ne s’agit pas de prétendre que Monsieur Sauvage était un saint, un mari et un père délicieux, mais il n’est pas établi que cette grande gueule manifestement colérique et très déplaisante ait commis durant un demi-siècle des violences régulières vis-à-vis de son entourage, famille, voisins, collègues. Il était certes souvent menaçant, mais on ne trouve aucun témoignage accablant, hormis un unique certificat médical en 47 ans datant du lendemain du meurtre prévoyant une ITT d’un jour. Seules sa femme et ses filles rapportent l’existence de violences directes.
La personnalité de Madame Sauvage telle qu’elle a été cernée par les experts judiciaires et telle que l’instruction et les audiences l’ont fait apparaître n’est pas celle d’une femme soumise ayant tout enduré sans rien dire. Petite anecdote révélatrice ? Ayant appris il y a quelques années que son mari avait une maîtresse, son premier réflexe fut de se rendre chez la rivale pour la brutaliser, la courser en voiture, celle-ci ne trouvant son salut qu’en se réfugiant à la gendarmerie.
Lorsque ses enfants ont quitté le domicile parental il y a 30 ans (!), son mari étant chauffeur-routier, c’est Jacqueline sauvage qui a voulu créer une entreprise et a demandé à ses enfants de venir y travailler. Sa progéniture a fini par la quitter sauf son fils, lequel s’est suicidé la veille du drame. Mais malgré la présentation biaisée qui est faite de cet épisode par les militants, Madame Sauvage n’a appris la nouvelle qu’après avoir abattu son mari. Le fils voulait-il échapper à l’emprise de son père ou à celle de sa mère ? La question reste entière.
Les conditions du meurtre sont claires. Madame Sauvage, chasseuse émérite, avait gardé dans sa chambre son propre fusil qu’elle avait chargé. Elle s’en est servie pour abattre son mari de trois balles dans le dos sur leur terrasse au moment où celui-ci ne la menaçait en rien. La préméditation fut discutée mais pas retenue. Quant à la légitime défense, aucune des conditions exigées par la loi n’était réunie. Elle ne fut pas plaidée par l’avocat intervenu en première instance. Mais, stratégie suicidaire, elle fut utilisée de façon exclusive en appel par les nouvelles avocates.
La délicate et douloureuse question de l’inceste n’a émergé qu’après la mort de Monsieur Sauvage. Les trois filles, qui ont aujourd’hui entre quarante et cinquante ans, n’avaient auparavant jamais évoqué de tels actes, qui se seraient donc produits il y a plus de trente-cinq ans. Leur mutisme ne prouve rien. Un petit détail curieux, quand l’une d’entre elle a eu un enfant, elle n’a pas hésité à le confier pour des périodes conséquentes à ses parents, malgré la dangerosité du père dont elle fait état aujourd’hui.
Et à l’objection : « pourquoi le diraient-t-elles si ce n’est pas vrai », il y a une réponse simple, c’est que dans le conflit entre leurs parents, elles ont choisi la mère. Et elles se battent avec leurs armes pour la sauver. N’ayant pas prêté serment, ce qui serait un mensonge d’amour ne serait pas un faux témoignage. Et je pense qu’elles ont raison et que le combat acharné qu’elles mènent pour leur mère est méritoire.
Personnellement, choqué par l’intensité de la clameur et interpellé par la discordance entre le scénario qui nous était fourni et les décisions judiciaires rendues, j’ai essayé d’y voir un peu plus clair. Et comme rien ne remplace le débat contradictoire j’ai tenté de fournir quelques éléments de nature à mieux comprendre le pourquoi des deux arrêts de cours d’assises. Et pour être encore plus net, si je déplore le cirque auquel on vient d’assister, je me réjouis que Jacqueline Sauvage soit bientôt rendue à la liberté et à ses filles.
Mais je relève que comme d’habitude, on assiste à un emballement considérable, où l’on voit chacun venir faire son marché pour défendre des intérêts très particuliers. Les lobbys féministes se sont emparés de cette affaire pour en faire leur emblème, les médias qui raffolent des faits divers que l’on peut monter en épingle font leur beurre, et les politiques, assaut de démagogie irresponsable à l’image des gesticulations de NKM et de beaucoup d’autres. La majorité sont d’une parfaite bonne foi, croyants sans discuter au récit construit par certains militants de la cause féministe. Mais gare à ceux, très minoritaires, qui interpellés par les décisions judiciaires émettent des doutes ou essaient de rétablir un peu de rationalité dans ce débat.
Malheureusement, nous sommes face à un des points aveugles des élites françaises qui aiment l’ordre et se désintéressent complètement du droit et de la justice. Comment comprendre qu’un minimum d’esprit critique n’ait pas amené à se demander pourquoi 21 citoyens jurés, 6 magistrats professionnels saisis d’un dossier ayant fait l’objet d’une instruction minutieuse et contradictoire où la défense a pu user de toutes ses prérogatives, aient pris une telle décision ? Qui ne peut en aucun cas être la réponse judiciaire au récit que les médias nous racontent.
Simplement, parce qu’en France, la vérité judiciaire ne compte pour rien. Elle est pourtant, un récit construit à partir d’une réalité abordée de façon contradictoire et dans le respect de règles qui sont d’abord là pour protéger les innocents. Présomption d’innocence, charge de la preuve, mode d’administration de celle-ci, double degré de juridiction, il en sort une vérité relative, comme toutes les vérités, mais dont la caractéristique est de pouvoir être appréhendée par des hommes et des femmes qui vont devoir en tirer des conséquences et utiliser si nécessaire la violence légitime de l’État à l’encontre de ceux qui ont transgressé la loi commune.
Le combat de ceux qui ont lancé et animent l’opération médiatique, surprenant la bonne foi de l’opinion n’est pas très reluisant. Il y a tout d’abord le lobby féministe qui a trouvé là une cause qui a un triple mérite. Qui justifie la pression, les trucages, et les torrents d’insultes pour ceux qui doutent. Le premier avantage c’est la diversion après l’affaire de Cologne où ce petit monde, tout à ses contradictions, s’était trouvé en réelle difficulté. Le deuxième est de continuer le travail pour faire évoluer les textes, pourtant suffisants, qui répriment les violences faites aux femmes. C’est bien sûr l’occasion de reposer la question de la légitime défense dans ce domaine. Une escouade de parlementaires propose ni plus ni moins de renverser la charge de la preuve, c’est-à-dire de demander au mort d’établir que son meurtre n’était pas dû à une riposte. Et pour poursuivre le délire, on nous parle de « légitime défense différée », c’est-à-dire qu’il ne devrait plus y avoir concomitance de temps entre l’agression et la riposte. Chacun comprendra qu’il s’agit là de la délivrance d’un simple permis de tuer. Mais qu’il s’est quand même trouvé à droite comme à gauche des élus pour soutenir cette folie. Le troisième enfin est celui qui permet d’évacuer la question de « la violence des femmes ». Dans l’esprit des militants de ce qu’Élisabeth Badinter a appelé le « féminisme victimaire », la femme est d’abord et avant tout une victime en puissance aliénée à la « domination masculine ». Et que la femme victime de tout et responsable de rien par nature, ne saurait être violente. La violence des femmes, à la fois physique et sociale, est pourtant une réalité, comme le démontre l’affaire Sauvage. Alors, pour les militants, il faut effacer le meurtre, nier la possibilité qu’une femme puisse tuer délibérément autrement que pour se défendre.
Comment ne pas être atterré par cet emballement mobilisant toutes les élites politiques médiatiques et culturelles au service de cette mauvaise cause ? Mobilisation qui est trop souvent le fruit d’un opportunisme dans la recherche de positionnements avantageux. Emmenant avec eux les gens sincères et de bonne foi réagissant avec leur cœur. Mais la responsabilité de ceux dont le premier réflexe aurait dû être d’exercer leur esprit critique est entière. Évitant que tout ceci ne se transforme en un triste barnum auquel l’intervention de François Hollande ne fait pas perdre son caractère caricatural.
*Photo: © AFP STEPHANE DE SAKUTIN.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !