La traduction récente de Voyage à Rebours nous permet de découvrir un grand écrivain yiddish.
Le nom de Jacob Glatstein était quasiment inconnu du public francophone jusqu’à ce jour, malgré la parution d’un recueil de poésies aux éditions Buchet Chastel en 2007. Son œuvre de romancier était, elle, totalement inédite en français. Cette lacune est désormais comblée, avec la parution en traduction française de son roman Voyage à rebours. Né à Lublin en 1896 et mort à New York en 1971, Glatstein est surtout réputé pour son œuvre poétique, écrite avant et après la Shoah.
Voyage à rebours est le récit d’un voyage en Pologne en 1934 : Yash (surnom de l’auteur) embarque à New York sur un bateau pour retourner vers sa ville natale, Lublin, qu’il a quittée vingt ans plus tôt. Le voyage le mène au Havre, où il prend le train, passe par Paris. Là, il retrouve des amis artistes ou écrivains yiddish au Dôme, à Montparnasse. Toujours en train, il traverse l’Allemagne – tombée sous le joug nazi l’année précédente – avant d’arriver en Pologne.
Le récit de la traversée de l’Atlantique est un modèle du genre. Comme l’explique l’auteur, « Sur le bateau, on peut vraiment sonder la valeur de l’homme. Dans l’agitation du quotidien, on perd le sens du drame, de la tragédie et de la comédie qui imprègnent toute vie. Sont oubliés et scellés les oreilles et les yeux spontanés qui voient, entendent et s’émerveillent de tout ». C’est précisément ce sens du drame, de la tragédie et de la comédie qui donnent au récit de Glatstein toute sa valeur romanesque.
Multiples facettes du destin juif
Sous la plume de l’auteur, on rencontre toutes sortes de personnages, qui racontent les multiples facettes du destin juif dans le premier tiers du vingtième siècle, quelques années avant que le cataclysme nazi ne vienne accomplir son sinistre travail d’anéantissement. Parmi les plus belles pages du livre figurent celles où l’auteur évoque son enfance dans la Russie d’avant la Révolution, décrivant sa famille, sa vie d’écolier ou encore l’angoisse des fidèles, barricadés dans la synagogue, alors que les bandes révolutionnaires et les Cosaques s’affrontent au dehors.
La plume de Glatstein est le plus souvent empreinte d’un humour réaliste, mais parfois elle se fait lyrique, comme lorsqu’il décrit le « Dieu juif » qui ressemble au Rabbi de Lublin : « un Juif maigre avec une longue barbe blanche, des bas blancs et des chaussons, une voix douce, qui ne comprend rien à l’argent, qui n’accepte pas les dons de ses fidèles, qui jeûne chaque lundi et chaque jeudi… D’une voix fêlée il pleure tous les malheurs juifs. C’était l’allure du Dieu persécuté de mon enfance. Comment peut-on en vouloir à un tel Dieu, dont les bras sont trop courts et les mains trop faibles pour amener le Messie ? ».
Description qui évoque un tableau de Chagall, et qui prend un sens encore plus frappant après la Shoah. Il est difficile de ne pas penser au destin qui attend les personnages de ce récit de voyage qui pourrait être picaresque, s’il ne se déroulait au milieu des années 1930. Le tableau que donne Glatstein du monde juif est ainsi – tout comme les photographies de son contemporain Roman Vishniac – celui d’un monde disparu. Le romancier se fait involontairement, le témoin de son temps. Un grand écrivain yiddish à découvrir.
Jacob Glatstein, Voyage à rebours, traduit du yiddish par Rachel Ertel, éditions de l’antilope 2023.
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