Ivre de salon


Ivre de salon

Salon du livre

Le jogger chausse tous les dimanches ses baskets et enfile son collant fluorescent. C’est un homme heureux ! Il court pour perdre du poids, pour se faire des amis et pour raconter sa vie trépidante à ses collègues de bureau, le lundi matin devant la machine à café. Le « running » est une nouvelle forme d’hygiénisme. Tout le monde applaudit : les équipementiers se frottent les mains, les municipalités bloquent les rues et les chirurgiens réparent toute la semaine ces sportifs trop imprudents. On ne s’improvise pas coureur à pied, pêcheur de sandres ou cueilleur de giroles sans risques mais la société approuve cet activisme du week-end, signe d’une profonde inconscience ou d’un optimisme crasse. Un homme sans hobby est l’ennemi du genre humain selon nos nouveaux édiles républicains qui, à défaut de changer notre vie, s’occupent d’y mettre de l’ambiance. Touche pas à mon loisir résume leur programme politique !

Ne pas participer au grand relâchement du dimanche est, sans conteste, la marque d’un esprit perturbé, vindicatif, un mauvais coucheur, de la graine de délinquant. Il existe pourtant une catégorie de citoyens qui n’a même pas droit à sa foulée dominicale ou à son brunch entouré d’hommes à barbes et d’étranges filles, croisement entre Simone de Beauvoir et Nicki Minaj. Les écrivains font toujours bande à part. Ils aimeraient bien porter un short moulant et manger du quinoa en écoutant de la pop anglaise soporifique. Sauf qu’à la saison des Prix littéraires, ils sont sur le pied de guerre. Infatigables colonnes, alignés au cordeau, stylos prêts à faire feu, table contre table dans cette promiscuité qui rappelle certaines chambrées d’Extrême-Orient, ils participent aux salons du livre comme d’autres défilent sur les Champs-Elysées. Honneur et servitudes du métier. Nous avons vu des confrères mourir de solitude dans des travées désertes. Sans un cri. Il y a des images déchirantes dont notre mémoire gardera longtemps la trace. Si la Grande Muette décore ses valeureux combattants, notre Ministère de tutelle, la Culture, reste atrocement silencieux sur cette hécatombe qui se répète, chaque année, entre septembre et décembre. Les auteurs réfléchissent pourtant à deux fois avant de se rendre sur ce périlleux champ de bataille. Ils connaissent les dangers et savent leur chance de survie mince.

Qui a dit que les écrivains avaient perdu le goût du sacrifice ? Jacques Attali ne continue-t-il pas à écrire des livres ? Et Alain Minc, Alain Duhamel et Stéphane Bern ? Passé un temps d’observation où chacun estime les chances commerciales de son voisin, un front commun se met en place. Une stratégie de défense s’organise. Les auteurs tous secteurs confondus contre le reste du monde. L’historien, l’illustrateur, le polardeux, le chantre du terroir, l’essayiste, le poète, l’ex-vedette du petit écran et même le coach sportif des stars, tous unis dans une même détestation du public qui n’achète pas ! Avec cette question sans réponse qui hantera bien des nuits : que sommes-nous venus faire dans cette galère ? Les raisons objectives n’expliquent pas tout.

Bien sûr, nos éditeurs nous poussent à sortir de nos clapiers, les organisateurs nous charment en nous promettant des ventes mirifiques, et puis la rencontre avec nos lecteurs, argument Massu, ça vaut tout l’or du monde. Des lecteurs, nous en croiserons seulement un ou deux dans cette déambulation festive et désœuvrée. Ces marcheurs qui arpentent les allées du livre à la recherche d’un carré de chocolat ou d’une rondelle de saucisson. Gratuité à la becquée. Payer pour lire leur semble d’un anachronisme désopilant. Beau joueur, nous apprécierons quelques coups d’éclat comme la maestria de ce confrère ne s’avouant jamais vaincu, tentant par tous les moyens jusqu’à l’intimidation de refourguer sa marchandise. Des guerriers de cette trempe sont la fierté de notre profession.

On n’oubliera pas non plus le regard implorant de cette jeune romancière pour que le massacre cesse enfin, harcelée pendant cinq heures pour qu’elle donne son 06 alors qu’elle demandait juste le numéro de carte bleue à ses futures victimes. Nous étions le gibier traqué, questionné, méprisé, sans échappatoire possible. Nos agresseurs d’un jour n’hésitant pas à faire tourner nos livres dans leurs mains, triturant la couverture, pinaillant sur le moindre adjectif, sans jamais ouvrir leur porte-monnaie. A la fin, aucune cellule psychologique pour nous accompagner, nous réconforter, alors, fidèle à Serge Reggiani, nous prenions la seule décision qui s’impose : Ce soir, je bois !

*Photo : Wikipedia.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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