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IVG, une saga américaine

Le débat sur l’IVG aux Etats-Unis ravive de (très) vieilles tensions


Une fuite publiée sur le site de Politico laisse croire que la Cour suprême des Etats-Unis se prépare à revenir sur sa décision du 22 janvier 1973 dans la célèbre affaire Roe VS Wade.


En 1968, âgée de 21 ans, Norma McCorvey tombe enceinte. C’est la troisième grossesse de cette jeune Texane depuis ses 16 ans et elle a déjà donné naissance à deux enfants qu’elle a fini par donner en adoption. Des amis lui conseillent de prétendre – de façon tout à fait mensongère – qu’elle a été violée par un groupe de Noirs afin d’obtenir une IVG légale (on ne sait jamais, des fois que la loi du Texas prévoie une telle exception…). Ce plan foireux ne marche pas, la police n’étant pas dupe. Après avoir tenté sans succès de faire une IVG illégale, son médecin lui suggère de consulter un avocat spécialisé dans l’adoption à Dallas qui l’oriente à son tour vers Linda Coffee et Sarah Weddington, deux avocates à la recherche de femmes enceintes souhaitant avorter.

Row v. Wade

Ainsi débute affaire Roe v. Wade (« Jane Roe » était le pseudo de McCorvey et Henry Wade était le procureur du district à Dallas). Il a fallu trois ans de procès avant que l’affaire n’arrive devant la Cour suprême des États-Unis. McCorvey a entretemps accouché et, de nouveau, renoncé à sa maternité. Jusqu’à sa mort, elle est en revanche restée la « mère » de l’une de décisions de justice les plus importantes de l’histoire américaine.

Le 22 janvier 1973, après avoir étudié son cas, la Cour suprême décide (à sept voix contre deux) de juger inconstitutionnelle la loi de l’Etat du Texas qui interdisait l’interruption volontaire de grossesse (IVG), sauf lorsqu’elle est nécessaire pour sauver la vie de la mère.

Les grandes lignes de cette décision de la majorité des juges sont très claires. Le droit à la vie privée, bien qu’il ne soit pas explicitement mentionné dans la Constitution, est protégé par la clause de procédure légale régulière (« due process ») du quatorzième amendement. Voici le texte (section 1 du quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis, voté le 9 juillet 1868) : « Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à quiconque relevant de sa juridiction, l’égale protection des lois ».

Selon la majorité des juges de la Cour suprême, ce droit est suffisamment large pour englober la décision d’une femme d’interrompre ou non sa grossesse. En conséquence, toute loi pénale sur l’IVG qui ne prendrait pas en compte le stade de la grossesse et des intérêts autres que la seule vie de la mère est jugée comme une violation de la procédure régulière et donc du quatorzième amendement.

Ce droit à l’IVG est dès lors considéré comme « fondamental » et ne peut donc être réglementé que sur la base d’un intérêt « impérieux » d’un Etat. Et la Cour reconnait aux Etats deux intérêts « importants et légitimes » : le premier étant de protéger la santé de la mère, le second de protéger la vie (ou la vie potentielle) du fœtus.

La grossesse des femmes divisée en trois périodes

Cependant, ni l’un ni l’autre ne peut être considéré comme « impérieux » pendant toute la durée de la grossesse, car chacun évolue avec l’enfant à naître. Ces intérêts sont séparés et distincts et prennent de l’ampleur à mesure que le terme de la grossesse approche. A certains moments donnés au cours de la grossesse, chacun de ces intérêts devient impérieux de manière à justifier l’intervention de l’Etat. La Cour suprême a ainsi divisé la grossesse en trois périodes.     

Au cours du premier trimestre de la grossesse, aucun des deux intérêts n’est suffisamment impérieux pour justifier une interférence quelconque avec la décision de la femme et de son médecin. Les appelants ont renvoyé la Cour à des données médicales indiquant que les taux de mortalité des femmes subissant des IVG précoces, là où l’IVG est légale, « semblent être aussi bas ou plus bas que les taux pour un accouchement normal ». Ainsi, l’intérêt de l’Etat à protéger la santé de la mère (très faiblement menacée) n’est pas impérieux pendant le premier trimestre. Puisque l’intérêt de protéger le fœtus n’est pas non plus impérieux, pendant le premier trimestre, l’Etat ne peut ni interdire une IVG ni réglementer les conditions dans lesquelles il est pratiqué.

Lorsqu’on entre dans le deuxième trimestre, l’intérêt de protéger le fœtus reste toujours moins qu’impérieux. Cependant, à ce stade, les risques que représente l’IVG pour la santé de la mère commencent à dépasser ceux de l’accouchement. Il s’ensuit qu’à partir de ce moment, un Etat peut réglementer la procédure d’IVG dans la mesure où la réglementation est raisonnablement liée à la préservation et à la protection de la santé maternelle, sans pour autant l’interdire.

Enfin, pendant le troisième trimestre, au moment où le fœtus devient « viable », le protéger devient impérieux. À partir de ce moment, un Etat peut interdire les IVG sauf lorsqu’ils sont nécessaires pour protéger la vie ou la santé de la mère.

Invariants américains

En introduisant la logique « semestrielle » et les intérêts de la mère et de son embryon-fœtus, la Cour suprême a ainsi donné la « clé » de son raisonnement. Les critiques sur ce raisonnement n’ont pas tardé. Pour ce qui concerne la pertinence du quatorzième amendement, il a été rappelé que des lois réglementant l’interruption volontaire de grossesse existaient dans certains états de l’Union depuis les années 1820 sans que l’adoption du quatorzième amendement ne les rende inconstitutionnelles pendant plus d’un siècle (entre 1868 et 1973). Et, bien entendu, la question la plus épineuse de toutes reste celle du moment exact où la vie commence.  

Cependant, aujourd’hui comme en 1972-1973, la question de l’IVG aux Etats-Unis est politique tout autant que morale ou juridique. La décision de 1973 est considérée comme un évènement important dans l’évolution de l’activisme judiciaire, une vision plutôt maximaliste de la fonction du juge constitutionnel, le mettant en conflit encore plus direct avec le législateur car il s’agit de le remplacer, d’aller là où il ne voulait ou ne pouvait pas aller, et non plus se satisfaire de le compléter ou l’interpréter selon ses intentions présumées.

Il est également intéressant de noter que les nouveaux droits accordés par la Cour suprême (comme la contraception et les droits des homosexuels, qui sont aussi fondés sur ce même socle constitutionnel) émanent de ce quatorzième amendement. Avec sa son aîné, le treizième amendement, et sa cadette le quinzième amendement, adoptés entre 1865 et 1870, ce sont « les amendements de la Reconstruction » ou de la guerre civile, destinés à garantir la liberté des anciens esclaves, à leur accorder certains droits civils et à les protéger de la discrimination (et avec eux, tous les citoyens des États-Unis).

Cependant, ces amendements ont été brimés et érodés par les lois des etats et les décisions successives des tribunaux fédéraux tout au long dès les années 1880-1960. Quant à la Civil Rights Act votée en 1964, c’est une véritable révolution judiciaire et législative qui, comme nous venons le voir, a ouvert la voie à bien d’autres évolutions. Et qui fracture la société américaine sur des lignes intéressantes. Selon un sondage de la Pew Institute de mars 2021, 34% des Américains affirment que dans la plupart des cas – mais pas tous – l’IVG devrait être légale et 25% pensent qu’elle devrait être légale dans tous les cas. 26% pensent que dans la plupart des cas elle devrait être illégale et 13% qu’elle doit être toujours illégale. Mais, à y regarder de plus près, environ trois quarts des évangéliques blancs (77%) pensent que l’IVG devrait être illégal dans tous ou la plupart des cas. Et ils sont les plus nombreux dans les Etats emblématique de la Confédération (1861-1865) et le Sud profond (Georgie, Kentucky, Tennessee, Alabama, Mississipi, Virginie. Les causes évoluent mais les lignes de fractures changent peu.

Quant à Norma McCorvey, disparue en 2017, elle n’a cessé jusqu’à sa dernière heure, de changer de version et d’opinion. On ne saura probablement jamais ce qu’elle a vraiment pensé de toute cette affaire. Dans le fond, cela n’a pas grande importance. Et il parait même juste que cette décision de justice célèbre ne porte pas son vrai nom.




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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