La Cour suprême américaine a annulé, vendredi 24 juin, l’arrêt Roe vs Wade, qui reconnaissait le droit à l’avortement au niveau fédéral. En France, aucun parti ne remet en cause l’IVG. Mais, après cette décision américaine, on consacrera quand même le temps nécessaire à sa constitutionnalisation – exemple typique d’une solution à un problème qui n’existe pas! Analyse.
Œil pour œil, dent pour dent. La décision historique de la Cour constitutionnelle américaine de révoquer l’avortement pour tous au niveau fédéral a suscité une levée de boucliers. Dans le camp du « oui » comme celui du « non », on fait avancer son armée médiatique menée par des prélats prêchant sa petite paroisse pleine de ressentiment, de mensonges, et de simulacres ! Moderne contre antimoderne ! Libéralisme contre conservatisme ! Monde ancien contre monde moderne ! Vie patriarcale contre vie de débauche ! Liberté du corps contre oppression des mœurs ! Liberté de la Femme contre mise au ban de celle-ci ! Voilà ce qu’ils rabâchent !
Dialogue de sourds
On se croirait dans un match de tennis entre Djoković et Nadal où les échanges durent interminablement, où la balle passe d’un terrain à l’autre, où les adversaires se renvoient coups pour coups en s’appuyant sur l’Histoire pour les uns ; le droit moderne pour les autres ; les progrès scientifiques pour certains… Bref, tout y passe pourvu qu’on ait raison. Pourvu qu’on emporte la victoire médiatique, idéologique, et réelle. Loin d’être un combat épique ou un match héroïque, nous assistons à un combat mortifère déjà joué sur d’autres terrains. La Controverse de Valladolid au XVIème siècle pour savoir si les sauvages étaient des êtres humains ou non ; les affrontements entre catholiques et protestants ou encore tout récemment les pro-vaccins et les anti-vaccins. Un dialogue de sourds.
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En 1842, Marx publie un petit texte intitulé « Projet de loi sur le divorce ». Il s’agissait de mettre dos à dos les protagonistes d’une même pièce qui croyant s’opposer étaient en réalité des alliés objectifs. « Dans la mesure où les adversaires du projet critiquent un de ces défauts, nous sommes donc d’accord avec eux, mais nous ne pouvons aucunement approuver leur apologie sans restriction de l’ancien système ». Pour les libéraux de l’époque, divorcer était légitime car « la liberté individuelle » est le primat de tout et Marx de rétorquer qu’ils « oublient que presque chaque rupture du mariage est une rupture de famille » et que « les enfants ne sauraient être soumis à l’arbitraire et aux caprices du bon plaisir ». Quant à la position du christianisme, un divorce est une offense faite à Dieu. Et se marier c’est obligatoirement se marier pour la vie. Mais Marx encore de rétorquer que « tel mariage, dont l’existence n’est qu’apparence et tromperie, est un mariage mort (…) car seule la nature de choses peut en décider, car une déclaration de décès dépend, comme on sait, du fait constaté et non des désirs des parties en cause ». Marx, soucieux de probité, ne prend ainsi parti pour aucun camp. Il établit un jeu de miroirs, un mouvement dialectique qui tente de réunir des positions antagonistes pour les dépasser afin d’en exposer leur aporie et surtout leur lien commun caché. Sa conclusion : ni catéchisme libéral, ni catéchisme religieux.
Liquidation de la chair
Quel est alors le fond de l’affaire dans la querelle de nos partisans de l’avortement, nos modernes, et ceux de leur interdiction, nos anciens ? Le rejet profond de la chair sensible. Dans les deux couvents, c’est un véritable « Procès de la chair » qui s’opère pour reprendre le titre du livre remarquable de David Haziza. Il y en effet un fil directeur entre les anciens puritains – WASP, Marche pour la vie, religion chrétienne – et les nouveaux – écologistes féministes, école structuraliste et comportementaliste, mouvements LGBT, théorie du genre, et #Metoo : produire les conditions d’une asexualité totale en rejetant d’abord l’invariant anthropologique pour mieux ensuite liquider la chair. L’anthropologue Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage Où en sont-elles ? rappelait que « la particularité fondamentale du christianisme qui le distingue de tous les autres systèmes religieux (…) c’est un degré de rejet de la sexualité rarement atteint dans l’histoire humaine » tout comme à David Haziza de rappeler que « le christianisme est devenu le transhumanisme qu’il était déjà ». À cela s’ajoute la position féministe qui entend désublimer le corps de la femme – le réduire au champ lexical du clitoris et de la pénétration comme le fait une Maïa Mazaurette -, l’enfermer dans un solipsisme constructiviste où le corps n’est rien d’autre que ce que j’en fais. Rien n’est donné, tout est construit. Or « Démythifier la féminité va de pair avec une sexualité non-sublimée », selon les mots du grand historien C. Lasch, dans son ouvrage La culture du narcissisme.
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C’est ce grand mouvement de fond qui, sous couvert de pour et de contre, n’exprime qu’une haine de la chair parce que celle-ci est mystérieuse, non rationnelle, accidentelle, violente, soudaine, barbare aussi, vivante, sensible, créatrice, et permet de mythifier et d’enchanter des relations sociales qui ne doivent s’exercer aujourd’hui que sous la surveillance et le contrôle du consentement explicite, de l’encens religieux et du rapport marchand glacé et atomisé. En conséquence, ces deux positions conduisent toutes les deux à un mouvement d’asexualité cybernétique et robotique. Peur de se toucher. Peur de se donner ; condamnations des hérétiques et exaltations des valeurs religieuses et bourgeoises éternelles censées redresser une chair toujours jugée suspecte et malade.
Il n’est alors plus très loin le temps où émergera un ni homme ni femme cybernétique, un véritable robot, le projet transhumaniste n’est que la synthèse technicienne du christianisme et du modernisme. Dans son article « Occident, sexualité et sexologie » publié dans le journal Le Monde en 1975, Romain Gary rappelait que « la sexualité réduite à la sexologie serait une entreprise de mutilation symétrique de toutes celles auxquelles se sont livrés pendant plus d’un siècle les défenseurs de la bienséance bourgeoise » et de souligner ardemment que « la tendance de nombreux sexologues, surtout aux États-Unis, est de se situer symétriquement par rapport au délire moralisateur du siècle passé ». Il est donc urgent de réveiller la chair endormie et de la libérer de tous ces puritains malfaisants qui sous couvert de morale chrétienne ou libérale proposent un projet bien plus effrayant : faire accoucher de l’homme un corps robotique et décharné.
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