Derrière un stand, deux femmes souriantes nous tendent une panière remplie de petits fœtus en plâtre du meilleur goût. « C’est gratuit, servez-vous. » Nous ne sommes pas dans un roman d’Aldous Huxley, mais dans le sous-sol de l’hôtel Renaissance, où se tiennent les quartiers généraux de la March for life, dont la 43e édition a lieu ce vendredi 22 janvier à Washington. Les antennes ont beau se relayer pour annoncer la tempête de neige du siècle, rien ne semble pouvoir entamer l’enthousiasme général. Entre le café et les croissants du matin, les conférences s’enchaînent, mise en scène et rhétorique impeccables. Et lorsque les intervenants marquent une courte pause, chacun est invité à flâner entre les dizaines de stands qui parcourent l’immense sous-sol du bâtiment, tenus par des associations qui ont fait de l’avortement leur cheval de bataille. Une jeune femme, tatouages partout sur les bras et cheveux multicolores, n’hésite pas à aborder le chaland à la manière des commerçants du souk. L’avortement ? Elle reconnaît n’en avoir eu que faire jusqu’à ce que, persuadée d’être enceinte alors qu’elle avait à peine 16 ans, son compagnon de l’époque menace de la tuer si elle ne se soumettait pas à une IVG. « À ce moment-là, il y a quelque chose en moi qui s’est passé. Je ne pouvais pas accepter le fait de répondre à une violence par une autre violence. J’ai intériorisé l’idée. Il devenait évident que j’étais pro-life. » [access capability= »lire_inedits »] Plus loin, Bob, jeune noir un peu enrobé à la voix douce s’avance timidement. Cela fait deux semaines qu’il a rejoint Care Net, une association qui souhaite offrir compassion, espoir et secours à ceux qui s’orientent vers le choix de l’avortement en leur proposant une autre solution et la parole de Jésus-Christ. « Notre vision, c’est qu’un homme et une femme qui, face à une grossesse, doivent prendre une décision, l’Évangile peut les transformer et leur donner la force de choisir la vie ». Résolument plus pragmatique, cette clinique procure ses services à des futures mères en détresse : services gynécologiques et obstétriques, traitement de l’infertilité, elle propose aussi un planning familial naturel ainsi qu’un service spécial d’accompagnement dans la période périnatale. Entre les innombrables prospectus, T-shirts, pin’s, mugs, flanqués de l’omniprésent mot-clé « life », on trouve quelques étals plus radicaux, pour ne pas dire allumés, avec par exemple, ce CD proclamant que « l’avortement est un sacrifice satanique », ou cette brochure expliquant que l’IVG doit être interdit même en cas de viol.
Ambiance subitement plus solennelle. La grande veillée de prière qui précède la Marche pour la vie va commencer. Pas loin de 20 000 jeunes s’y retrouvent pour assister à l’office présidé par le cardinal de New York, Monseigneur Dolan. Le sanctuaire de l’Immaculée Conception est plein à craquer. On compte huit cardinaux et une quarantaine d’évêques. Religieuses, prêtres et jeunes à peine sortis de l’adolescence composent essentiellement l’assistance. On s’interroge. Pourquoi aussi peu de cheveux gris ou blancs ? Comment font-ils pour drainer un public aussi jeune ? Un observateur averti explique : « Nos principaux pourvoyeurs de manifestants sont les écoles et les universités catholiques. Elles encouragent autant qu’elles peuvent les jeunes à se rendre à cette marche, en leur accordant un jour de congé à cette date-là par exemple. C’est tactique. Ces jeunes se rappelleront toute leur vie de cette marche. Demain, certains d’entre eux seront sûrement des décideurs. » Ceux qui auraient constaté la timidité de l’Église de France dans le combat pour la vie se pinceront pour y croire. Ici, l’Église catholique est à l’avant-garde et conduit la stratégie. Mais elle invite à prier aussi. Et dans cette nuit qui laissera ensuite place à la marche, les chapelets s’égrèneront.
Le scandale du Planned Parenthood
Erigé en droit constitutionnel par une décision de la Cour suprême « Roe v. Wade » du 22 janvier 1973, l’avortement s’est imposé aux États dans des conditions ultralibérales qui contrastent pour le moins avec la loi Veil. Chacun était autorisé à avorter dans les modalités qu’il choisirait. Alors qu’en France il s’agissait d’une dérogation, une exception érigée progressivement en droit, outre-Atlantique, c’est le chemin inverse qui s’est produit : un droit absolu s’est vu progressivement encadré. Jusqu’à ce qu’une loi, passée grâce à la pression des pro-life, ne l’interdise en 2003, on pouvait par exemple procéder à des « partial-birth abortions », des avortements nécessitant une naissance partielle du fœtus. Les militants pro-life peuvent donc s’enorgueillir de plusieurs victoires (des centaines de lois restreignant le droit illimité sont passées depuis quarante ans), à l’inverse de la France où ils ne cessent de perdre du terrain. D’où l’intensification du combat pour une bonne partie du pays qui croit à la bascule.
Un événement récent est venu changer la donne, marquant une rupture dans le combat des pro-life. Le scandale du Planned Parenthood, qui, à l’été 2015, a pris une ampleur inédite aux États-Unis à l’été 2015, a fait éclater au grand jour la « culture du déchet » consubstantielle à l’avortement de masse. Piégée par des militants pro-life en caméra cachée, une responsable du Planned Parenthood (planning familial américain) avait détaillé la collecte et le trafic auxquels se livre l’organisation, accusée de vendre des organes de fœtus avortés pour la recherche. La révélation de ces vidéos a créé une polémique monstre aux États-Unis, gagnant le camp des Républicains, qui à l’approche des primaires, remettaient sur le tapis l’idée de désubventionner le Planning familial. Une loi en ce sens est allée jusqu’au Congrès, mais Obama a promis d’y mettre son veto. Le scandale a fait de l’avortement un débat politique pour la présidentielle de 2016. Tous les candidats à la primaire républicaine s’affichent d’ailleurs pro-life, sauf Donald Trump, ambigu sur la question, et peu apprécié des militants de la Marche pour la vie.
Car, si dans l’Hexagone l’ensemble de la classe politique et médiatique communie dans la célébration du droit à l’avortement, aux États-Unis, les pro-life et les pro-choice s’affrontent en toute liberté, à coups de lobbys, de sondages, d’associations et d’initiatives diverses. Mais cette division, qui s’est imposée au fil des années, paraît aujourd’hui très arbitraire. En effet, l’opinion américaine se divise en deux parts à peu près égales, et ce de façon stable dans le temps. Dans un pays où la législation sur l’avortement est quasiment inexistante au niveau fédéral, le débat n’est plus tellement entre ceux qui veulent l’autoriser et ceux qui veulent l’interdire. Selon un dernier sondage, 60 % des Américains considèrent l’avortement comme « moralement répréhensible », et 81 % d’entre eux voudraient le voir limité aux cas de viol, d’inceste, ou de mise en danger de la santé de la mère. Le clivage pro-life/pro-choice a tendance à escamoter la majorité indécise, qui ne trouve pas l’avortement « amazing » mais n’affiche pas franchement ses convictions.
Comme l’explique Jeanne Mancini, la présidente de la March for Life, les objectifs du combat pro-life sont à deux niveaux. Au niveau politique, il s’agit d’influencer les décideurs politiques pour faire passer des lois fédérales posant des limites à l’avortement. Mais c’est au niveau culturel que tout se joue. Il s’agit, selon les mots des organisateurs, de « construire une culture de vie », par la diffusion de campagnes de communication et d’initiatives multiples. Celles-ci sont innombrables, dans une société civile américaine foisonnante : programmes d’éducation pour former des militants pro-vie dès la maternelle, formation des églises, et surtout, centres d’aide à la grossesse qui prennent en charge les mères. Comme l’expliquait Ron Paul, ex-candidat libertarien à la présidentielle américaine et adversaire résolu de l’avortement, « les pro-life ne vaincront pas par la politique ». « Les centres de crise pour grossesses, qui prodiguent de l’aide et de la compassion à des femmes faisant face à des grossesses non désirées ont fait beaucoup plus pour la cause pro-life que n’importe quel politicien », écrivait-il à la suite du scandale du Planned Parenthood. En effet, si en France l’aide à la maternité non planifiée est confiée principalement à des associations confidentielles et confessionnelles, aux États-Unis, de très nombreux organismes proposent d’aider les femmes à garder leurs enfants. Ainsi, sur les brochures distribuées, on trouve des compteurs des enfants sauvés par ces associations. « 66 000 vies sauvées par an », proclame ainsi Carenet, un organisme qui aide les femmes enceintes en détresse dans 1 100 « pregnancy centers » aux États-Unis.
«Abortion is an Obamination»
C’est le D-Day. Une forêt de pancartes convergent au pied du Washington Monument, au départ de la March for Life. « Vous pouvez me jeter des capotes dessus, je ne changerai pas d’avis, j’ai lu la Bible, je sais que j’ai raison » : Carly Fiorina, seule candidate féminine à la primaire républicaine, ne mâche pas ses mots. Par un froid de -5°, elle galvanise une foule acquise d’avance. À la fin de son discours, les témoignages d’élues républicaines engagées dans le combat pro-life défilent sur l’écran. Pour cette 43e marche pour la vie, le thème affiché est « Pro-women and pro-life go hand in hand » (Les féministes et les pro-life avancent ensemble). Des femmes affichent fièrement leurs T-shirts « I am a pro-life feminist ». L’idée mise en avant est que la lutte contre l’avortement est le véritable combat féministe. Stratégiquement, l’argumentaire s’est déplacé de la souffrance physique du fœtus à la souffrance psychique de la mère. Car si les « non-nés » ne peuvent par définition pas témoigner, les femmes ayant subi une IVG, elles, le peuvent. Ces dernières défilent en portant bien haut leurs panneaux « I regret my abortion ». L’une d’entre elle prend la parole, visiblement émue « J’étais seule, j’ai cédé à la pression. J’ai fait une dépression, puis une tentative de suicide. Aujourd’hui, je ne me tairai plus. » Sue Ellen Browder, auteur de Subverted : How I Helped the Sexual Revolution Hijack the Women’s Movement, vient témoigner. Cette ancienne reporter au magazine branché Cosmopolitan (équivalent américain de notre Marie-Claire), « convertie » au combat pro-life après avoir subi une IVG, dénonce dans cet essai le fait que l’avortement soit devenu une revendication féministe.
Un des rares hommes à intervenir, Matt Birk, prend le micro. Ce quadragénaire blond, ex-champion de football américain, est une égérie de la cause pro-life. Quand son équipe a gagné le Super Bowl, il a refusé de se rendre à la réception donnée en leur honneur par Obama, car celui-ci avait déclaré « God Bless Planned Parenthood ». « Si la vie des Noirs compte (« black lives matters » est un slogan de la cause noire aux États-Unis), alors la vie dans le ventre des femmes compte aussi », crie le sportif devant la foule enthousiaste. Les intervenants qui se succèdent affichent la coolitude et l’enthousiasme américain, à mille lieues de la naphtaline des cortèges de Civitas. Chacun raconte « how he became pro-life », à la manière d’une conversion. La méthode est celle du protestantisme évangélique américain, très marqué par la culture du « born-again».
Dans la foule qui s’ébranle en ordre discipliné en direction de la Cour suprême, pas de sonos hurlantes, pas de slogans scandés à l’unisson. Quelques chants entonnés ici et là (« Hey, Obama your momma chose life ! » / « Hey Hey Ho Ho Roe v Wade has got to go »), mais surtout de multiples pancartes brandies fièrement et qui mettent en exergue les différentes chapelles qui composent ce mouvement national. Une curieuse cohabitation, des plus classiques (Defend Life / Women deserve better than abortion / I am the pro-life generation) aux plus intrigantes (I regret my abortion / Abortion is an Obamination / I mourn my aborted sibling). La procession est à mi-chemin lorsque des écrans géants viennent projeter quelques courtes séquences chocs où se succèdent des images de fœtus déchiquetés et sanguinolents. Le trash et le cool, le religieux et le pragmatique, le confessionnel et le sensationnel cohabitent, à l’image d’une Amérique binaire et paradoxale. Le mouvement pro-life, qui a pu être très violent (on dénombre huit médecins ayant pratiqué l’avortement, assassinés par des fanatiques), a tout de même compris qu’il devait évoluer vers le soft pour convaincre l’opinion. L’argumentaire est uniquement centré sur l’avortement, la mère et l’enfant, dans des considérations émotionnelles et pragmatiques, éventuellement religieuses, mais jamais philosophiques ni anthropologiques, comme l’ont été les arguments de la Manif pour tous en France. La gestation pour autrui, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée et autres problématiques bioéthiques ne seront jamais évoquées. On est loin de la « révolution conservatrice » observée en France à l’occasion de la Manif pour Tous. Si l’avortement, enjeu très émotionnel a sa place dans le débat, l’anthropologie individualiste du modèle américain n’est jamais remise en cause. Sauf que des millions d’individualistes réunis autour d’une même cause, ici, ça s’appelle une communauté. Et aux USA, les communautés, ça compte, et ça gagne souvent à la fin.[/access]
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