L’atelier du dernier ébéniste-sculpteur du centre de Paris est un lieu de savoir et de mémoire, une parenthèse poétique. Entre ciseaux, rabots et essences rares, les souvenirs de la capitale s’échangent avec nostalgie, celle du temps où les Halles étaient encore un village parisien.
Une ville n’est pas faite uniquement de monuments et de commerces. Son génie s’exprime aussi à travers des personnages. Prenez par exemple la rue Saint-Denis, dans le quartier des Halles, à Paris. Au numéro 120, le passage du Bourg-l’Abbé, construit en 1828, abrite aujourd’hui le dernier ébéniste-sculpteur du centre de la capitale : Ivan Lulli. Son ancêtre, le compositeur florentin de Louis XIV, Jean-Baptiste Lully, avait été obligé de franciser son nom (ça vous rappelle quelque chose ?) en remplaçant le « i » final par un « y ». Ivan Lulli, lui, tient à son « i » comme à la prunelle de ses yeux ! Son atelier poétique nous relie à un Paris qui n’existe plus, à l’image de sa façade sur laquelle est inscrite cette expression ancienne : « Travail à façon » (qui signifie que l’artisan sait s’adapter à la demande du client). Mais attention, on n’y entre pas comme dans un moulin ! Car ce Lulli-là est un fauve qui a bien délimité son territoire, un tigre au sex-appeal intense (d’où, peut-être, l’apparition quotidienne dans le passage de femmes habillées en tenue léopard). Ivan vous jauge avant d’accepter de travailler pour vous. Il sait comme personne sublimer les dessins naturels des bois les moins coûteux (comme le platane maillé, le sycomore et l’érable). Si vous avez besoin d’une bibliothèque sur mesure ou d’une tête de lit (que vous pourrez transmettre plus tard à vos enfants), de grâce, n’allez pas chez Ikea ! Son atelier imprégné de cinquante-cinq ans d’odeurs sent l’écurie, le cuir, la forêt et la terre mouillée. Revêtu d’un incroyable gilet en laine troué âgé de plus de quarante ans (« ma seconde peau »), l’homme à les allures de l’acteur italien Gian Maria Volonte.
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Ivan Lulli, c’est donc d’abord une présence, une trogne qui nous change des innombrables et interchangeables visages poupins d’adolescents trentenaires dont la croissance semble s’être arrêtée en cours de route (ce phénomène évident, qui atteste un changement de physionomie masculine, ne semble pas avoir encore suffisamment attiré l’attention des sociologues ni des philosophes). Lui a voyagé au bout de la nuit et partout dans le monde. À 17 ans, il s’est engagé chez les parachutistes, ce qui lui a permis, en 1982, de connaître la guerre au Liban, où il a vu mourir cinq de ses copains. Alors que la figure paternelle a déserté notre civilisation, son père, Adelfio Lulli, né en 1929 dans le village de Palestrina, près de Rome, a toujours été pour lui une source d’inspiration. « C’était un géant de près de deux mètres, haut en couleur, et qui savait tout faire. Il a rempli sa vie d’idées et de talent. D’abord garde pontifical au Vatican, il est ensuite devenu cameraman à la RAI pour laquelle il a filmé l’envol du premier Spoutnik soviétique en 1957. Arrivé à Paris, il a appris la feuille d’or et la polychromie chez les plus grands décorateurs de l’époque, comme Jansen et Bagès. C’est ma mère qui lui a conseillé de créer sa boutique ici, passage du Bourg-l’Abbé, en 1965. »
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Né en 1963, Ivan Lulli est donc un enfant des Halles, un vrai Parigot qui porte en lui la mémoire de ce quartier mythique. Quand on évoque l’évolution de la capitale au cours du dernier demi-siècle, pourquoi n’interroge-t-on pas plus souvent les vieux Parisiens qui, comme lui, ont été les témoins de toutes ses transformations ? « Jusqu’à la destruction des Halles de Baltard en 1973, la rue Saint-Denis était aussi animée que la rue Montorgueil. Il y avait sept menuisiers ! Ici, au coin du passage du Bourg-l’Abbé, il y avait la droguerie de Mme Pizzano, le bistrot auvergnat de M. et Mme Robin, la chocolaterie de Mme Gagnon. Dans le passage aujourd’hui désert il y avait un coiffeur et une papeterie, une boucherie chevaline et un fromager. Rue Tiquetonne, il y avait la meilleure baguette de Paris de Mme Mélo, de la brioche ! Les passages comme celui-ci étaient aussi des refuges et des lieux de convivialité quand il pleuvait. Le premier sex-shop est apparu en 1976, ça a été le début du déclin et de la course au fric. Aujourd’hui, les gens n’ont pas la moindre idée de ce qu’était Paris à cette époque, à quel point c’était une ville vivante, pittoresque et amusante, on y jouait encore de l’accordéon et même les prostituées avaient un rôle social, elles avaient des enfants qu’elles amenaient à l’école et faisaient régner l’ordre dans la rue. »
Quand il a 10 ans, sa mère lui dit : « Ivan, le rêve de ton père, c’est de voir un jour écrit sur la devanture : Adelfio Lulli & fils. » Cette parole reste ancrée en lui. Il grandit. À 20 ans, il sculpte et peint à la feuille d’or en caractères gothiques ces mots qui figurent toujours au-dessus de la porte : « A. Lulli & fils depuis 1965 ». Quand son père rentre le soir, il découvre la nouvelle façade : « J’ai écouté son silence et j’ai senti son émotion. »
En 1977, Ivan intègre la prestigieuse école Boulle et devient le disciple du maître de la marqueterie française, Pierre Ramond, qui lui enseigne les gestes des grands ébénistes du xviiie siècle.
En 1983, après son expérience chez les paras, Ivan reprend l’atelier paternel. Ses mains font des merveilles. Pierre Cardin, Georges Moustaki, Isabelle Adjani et bien d’autres vedettes ont recours à ses talents. Aujourd’hui, ce sont les collectionneurs du Proche-Orient qui lui réclament des meubles de style Louis XVI. Pour fabriquer ses parquets marquetés à motifs, il va toujours chez Georges, à Bagnolet, acheter ses bois précieux (citronnier, bois de Ceylan, bois de rose, ébène, bois de violette).
« Le métier d’ébéniste jouit aujourd’hui d’un vrai prestige auprès des quadragénaires qui veulent changer de métier et quitter la banque ou l’assurance où ils s’ennuient… Mais il faut au moins dix ans de formation pour devenir vraiment bon ! Même chose pour les jeunes, il faut commencer leur apprentissage dès l’âge de 15 ans, pour qu’ils puissent devenir autonomes très vite. Les jeunes de banlieue respectent plus le bleu de travail que l’uniforme des policiers… Moi, je suis prêt à les former. »
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Mais le rêve du descendant de Lully serait de participer au chantier de Notre-Dame de Paris pour y sculpter des notes de musiques géantes : « Le solfège occidental est d’origine chrétienne : les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si ont été créées à partir d’un cantique médiéval du xie siècle. J’imagine mes sculptures suspendues au-dessus de l’orgue de la cathédrale… »