Je m’appelle Mayol. Je suis une star de l’apnée, et je suis en train de battre mon propre record : dix-huit mois en apnée. Personne ne l’a jamais fait. Dix-huit mois et ma 30e menace de mort. Guiness Book, me voilà ! Youpi !
Au début, je n’espérais pas faire aussi bien. Ça a démarré mollement. Le CROUS me saisit officiellement parce qu’une association d’étudiants, L’Ouverture, vend des sandwiches sans autorisation. Quasiment une affaire d’État, donc… Mais je suis directeur de l’IUT, je dois faire respecter la loi. Je décide de récupérer les clés de leur local, le seul de l’établissement, afin qu’il soit partagé avec d’autres associations et syndicats étudiants.
– 3 février 2014. Rendez-vous avec les représentants de L’Ouverture, qui doivent me rendre les clés. Sont en retard… Ah, non ! Ma porte s’ouvre brusquement. Pourraient frapper, quand même !
« Police ! Alerte à la bombe ! »
Évacuation de l’IUT, fouille : pas de bombe, mais une trentaine de tapis de prière dans le local de l’association.
« Ce n’est pas parce qu’il y a un tapis de prière dans les locaux d’une association qu’il y a une mosquée clandestine derrière…, qu’il y a une montée du communautarisme », a déclaré Jean-Loup Salzmann, président de Paris-XIII, dont dépend mon IUT. Et celui qui va rouler Jean-Loup avec des petites ruses stigmatisantes, il est pas né !
– 5 février 2014. Pneus crevés sur le parking de l’IUT.
En prenant mes fonctions, j’ai plongé dans la paperasserie. On est apnéiste ou on ne l’est pas. Et j’ai mis au jour un système étrange dans le département de Rachid . Des contrats signés avec des vacataires qui n’ont jamais donné de cours. D’autres qui ont été embauchés pour des matières qui n’étaient tout simplement pas au programme… Bref, j’ai assaini tout ça. Dans ma spécialité, il est important que l’air soit pur.
« Arrête tout, tu vas mourir. » Quinze lettres d’amour à l’IUT ! Chaque fois, j’ai déposé une plainte. M’ont bien aidé, au commissariat : « Changez régulièrement d’itinéraire, dans la mesure du possible. » C’est quoi, l’unité de mesure du possible ?
– Quand je suis stressé, il me faut du grand bleu. Immersion. Trois ans plus bas. Juin 2012, Rachid Zouhhad me remplace à la tête du département TC. Moi, je deviens directeur de l’IUT. Sympa, Rachid. Il est venu dîner chez moi, je suis allé dîner chez lui.
– 15 mai 2014, première lettre de menace à mon domicile.
« C’est bientôt la fin. Tu vas mourir, toi, ta femme et tes enfants. C’est une fatwa. On appelle tous les musulmans à la respecter. »[access capability= »lire_inedits »]
« Un malade qui s’amuse à faire le corbeau et qui se dit islamiste parce que c’est à la mode ! Ce n’est pas parce qu’il se dit islamiste qu’il l’est. » On ne la lui fait pas, à Jean-Loup !
Après un an, Rachid a fait un gros ménage : plus aucune femme n’exerce la fonction de directeur des études. Toutes remplacées par des hommes, dont certains travaillaient avec lui depuis dix ans. Idem pour la gestion des personnels. Vingt-trois vacataires recrutés, « dont plusieurs n’avaient ni les titres ni les compétences pour assurer des enseignements à ce niveau », des « enseignants permanents en sous-service », des « heures non faites et non rattrapées »… « La somme des heures litigieuses représente 196 000 euros. »
Face à ces dysfonctionnements, je place le département sous tutelle en mars 2014, et le conseil de l’institut vote la destitution de Rachid Zouhhad.
Ma boîte aux lettres : facture EDF, pub, et… ma photo avec « Mort » écrit sur le front. T’en dis quoi Jean-Loup ?
« Je suis le premier à appeler un chat un chat. Mais peut-on parler d’une montée du communautarisme à Saint-Denis ? Ni plus ni moins qu’ailleurs. »
Vous voulez m’enfoncer ? Je me laisse couler jusqu’à 2005…
L’IUP, dirigé par le même Rachid, avait alors connu des dérapages… étrangement semblables : « insuffisances chroniques d’organisation », « recrutement des vacataires non rigoureux ». Alain Neuman, le président de Paris-XIII de l’époque, avait démantelé cet IUP dans un contexte de menaces… étrangement semblables.
L’air est trop vicié, je remonte… 2006… Des sanctions disciplinaires sévères sont prononcées contre Rachid et son orchestre…
Je nage trois ans plus haut… 2009. Les sanctions sont annulées. Jean-Loup Salzmann, le nouveau président de Paris-XIII, a préféré affecter Rachid et son orchestre à l’IUT de Saint-Denis. Il sait très bien à qui il a affaire, mon Jean-Loup…
– 21 mai 2014. Nuit.
Sortie d’une réunion. Deux balèzes. Distribution de coups de poings « On t’avait prévenu… » Ils partent en courant. Lunettes cassées, œil au beurre noir, ITT. Jean-Loup ? T’es là ? Jeaaaan-Louuuuup ?…
Besoin de respirer. Je remonte vite. Janvier 2013. J’avais oublié avoir reçu ce mail de Rachid qui flotte entre deux eaux : il me demandait une faveur pour Omar Jellouli, le président de l’association L’Ouverture, en me promettant qu’il demanderait un retour d’ascenseur à Jellouli. Il fallait en plus que je fasse croire que c’était un service demandé par la fac…
Encore un truc bien clean. Droit comme la première lettre de son nom de famille, Rachid…
Euh, nan ? Il n’y aurait quand même pas une petite connivence de rien du tout entre lui et Omar, le président de l’association L’Ouverture ?! Naaaan !… Jean-Loup ?…
Au niveau d’août 2013, je me stabilise devant l’épave du Haut Conseil à l’intégration. Une plaque : « Ci-gît le rapport de la Mission laïcité sur l’enseignement supérieur, coulée par l’État. » Je palme autour du vestige. Geneviève Fioraso, la ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, m’apparaît, bullant en boucle qu’« aucune université n’a saisi le ministère au sujet de la laïcité : c’est donc que ça ne pose pas de problème. Qu’on n’invente pas des problèmes là où il n’y en a pas ! »
Derrière elle, Jean-Loup nage dans le sens de sa ministre. « On ne traite pas un non-problème par une loi, le rapport du HCI est déconnecté des réalités. »
Et, soudain, Jean-Louis Bianco surgit : « La Mission laïcité a été remplacée par l’Observatoire de la laïcité. Que je préside. La France n’a pas de problème avec sa laïcité. C’est donc pour traiter de l’inexistence de ces problèmes que j’ai été nommé par François Hollande. »
– – Décembre 2014, les menaces reprennent… Chez moi. Un livre de Harun Yahya, Le Mensonge de l’évolution. En Arabe. Pas grave, la seule chose que je dois comprendre, c’est la couverture : une tête de mort.
– Janvier 2015, la une de Charlie Hebdo « Tout est pardonné », avec écrit en travers : « Pas partout, pas à l’IUT.» Trois fois, je l’ai reçue.
– Ma voiture vandalisée à mon domicile, vitre cassée et feuilles A4 jetées sur les sièges avec le mot « MORT ».
– Mon courrier: « C’est bientôt la fin. » Trois fois aussi. Doivent aimer les trilogies ces gens-la. « Le Parrain », par exemple…
– Capture d’écran de mon interview sur iTélé. Avec les yeux crevés…
– Ce soir, ils ont sonné à mon interphone. Personne n’a parlé. C’était juste pour dire qu’ils savent où me trouver…
Je palme jusqu’à l’air libre. Je suis fatigué par mon apnée. Fatigué de ce quotidien sous tension. De la peur qui a gagné ma famille. Des précautions à prendre pour les sorties scolaires, des cauchemars de mes enfants.
Je m’écroule sur le sable. Je suis très seul sur cette plage.
Cling. J’ai reçu un SMS. Encore des menaces de mort. Carrément sur mon téléphone ! Et puis six autres SMS de six de mes enseignants. Eux aussi ont reçu des menaces de mort. À caractère antisémite. Sauf mon collègue musulman. Lui, on lui reproche de renier sa communauté. Et enfin, une de mes collaboratrices a trouvé l’étoile de David taguée sur la porte de son bureau.
J’en ai marre. On est le 24 mai 2015. Je m’appelle Mayol. Samuel Mayol. Vous pouvez faire tout ce que vous voudrez, je ne démissionnerai pas. Si j’étais décourageable, il y a longtemps que j’aurais été découragé. Mais un apnéiste sait qu’on ne peut jamais toucher le fond…
« Un chat ! Un chat ! » Des cris me font me retourner. « Un chaaaaat !!!! » La voix s’approche. Mon Jean-Loup émerge en haut de la dune, poursuivant un matou affolé.
Il n’avait pas menti, mon Jean-Loup. On peut lui faire confiance. Il appelle bien un chat un chat…[/access]
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*Image : Soleil.
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