Causeur. Depuis la démission de Matteo Renzi, l’Italie vit une énième crise politique. Traverse-t-elle des turbulences propres à tout l’Occident ou vit-elle un malaise aux racines plus profondes ?
Vincent Raynaud[1. Vincent Raynaud est éditeur et traducteur. Il dirige le domaine italien de Gallimard.]. Dans une large mesure, j’y vois les secousses sismiques du modèle italien. Après une phase de relative stabilité – puisque Renzi est resté au pouvoir trois ans, ce qui est beaucoup pour un président du Conseil italien –, la situation devait inévitablement finir par craquer. Un peu comme Valls, Renzi s’est d’abord aliéné son propre parti, beaucoup plus à gauche que lui-même puisque le parti démocrate reste l’héritier, même lointain, du parti communiste. Au fond, Matteo Renzi a voulu normaliser l’Italie et rationaliser un système politique difficilement contrôlable, mais aussi créer une nouvelle forme d’élite, quitte à laisser de côté le petit peuple. Il incarne un curieux mélange, à la fois tribun populiste et dirigeant légitimiste, fasciné par le monde des institutions européennes et des grandes banques. Renzi entendait jouer dans la cour des grands, taper dans le dos d’Obama et ruer dans les brancards face à Merkel. En Italie, ce genre d’attitude passe mal car les citoyens apprécient une certaine humilité – la modestie est l’une des valeurs de la République italienne, fondée sur le travail. Fils d’un hiérarque démocrate-chrétien, Renzi est perçu comme un privilégié, pur produit du système politique. Cela l’expose aux attaques du Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo mais aussi de l’aile gauche de son propre parti, qui est en train de faire sécession. Tout cela risque de lui faire perdre les prochaines élections législatives.
On a du mal à cerner ce parti populiste en ascension constante malgré l’amateurisme de ses élus. Le M5S a a-t-il succédé au parti communiste italien dans le rôle d’épouvantail du système politique ?
Le M5S exprime une haine du système, dont le parti communiste italien faisait malgré tout partie au sein du « Pentapartito », le parti à cinq têtes (Ndlr : socialistes, sociaux-démocrates, libéraux, démocrates-chrétiens, communistes). Le parti de Grillo s’appuie sur une étrange démocratie participative en ligne et forme une alternative protestataire difficile à situer politiquement. Ses idéologues ont envie de tout casser, tantôt à raison, au niveau écologique par exemple, tantôt en sombrant dans d’inquiétantes dérives droitières anti-immigrés qui les rapprochent de la Ligue du Nord et des post-fascistes…
C’est justement grâce à l’extrême droite, si je puis dire, que je vous ai découvert, avec votre traduction du chef-d’œuvre d’Alberto Garlini[2. Cf. « L’Italie en noir et rouge d’Alberto Garlini », Causeur n° 38, septembre 2016.], Les Noirs et les Rouges (Folio, 2017). Ce Roméo et Juliette contemporain se déroule au début des années de plomb avec en toile de fond les affrontements entre maoïstes et néofascistes. En quoi est-ce un roman fondateur ?
En Italie, ces années n’ont pratiquement jamais été racontées du point de vue de l’extrême droite. L’histoire est rarement écrite par les perdants ! Quand Garlini a préparé son livre, il a lu énormément d’écrits d’anciens brigadistes ou de militants gauchistes mais n’a pratiquement trouvé aucun témoignage du camp d’en face. Il faut dire que l’extrême gauche était plus nombreuse et intellectuellement mieux formée. Or Garlini a le talent d’inventer sans aucune complaisance un héros romanesque néofasciste, Stefano, monstre parmi les monstres qui s’humanise jusqu’à trouver sa rédemption. J’ajoute que ce roman est arrivé dans un contexte particulier.
Lequel ?
Au cours des années 2000, s’est installée une forme de révisionnisme historique autour de[access capability= »lire_inedits »] la guerre civile des années 1940, qui opposait la République de Salò à la Résistance. On a exhumé les massacres entre partisans, notamment entre communistes et démocrates-chrétiens, au risque de tomber dans des excès salissant insidieusement la Résistance. On a écorné ce mythe intouchable à des fins de réconciliation nationale, mais aussi pour blanchir les ministres post-fascistes des gouvernements Berlusconi. Dans certaines villes comme Rome, avec le succès de la CasaPound, des tendances fascistes resurgissent aujourd’hui.
Une vingtaine d’années séparent la fin du régime fasciste du début de la guerre civile larvée entre rouges et noirs. Il est communément admis que l’État profond manipulait extrémistes de droite et de gauche pour mieux asseoir le règne sans partage de la démocratie chrétienne. Qu’en est-il réellement ?
Garlini raconte l’attentat de la piazza Fontana (Milan, 1969). De cet événement, on ne connaît ni vérité judiciaire ni vérité historique établies. On désigne tour à tour les anarchistes, les néofascistes, les services secrets, la CIA, comme coupables. Dans la mentalité italienne, il y a toujours un complot dans le complot dans le complot, une spirale infinie dont on ne sort jamais ! Mais Les Noirs et les Rouges reprend une hypothèse assez largement partagée selon laquelle les bombes étaient posées par des anarchistes manipulés par les néofascistes qui ne pensaient pas que l’histoire finirait ainsi. Ceci dit, Garlini joue sur l’ambiguïté en laissant une fenêtre de doute ouverte…
Alberto Garlini situe la plupart de ses livres dans le nord de l’Italie où il vit, tout comme d’autres écrivains frioulans (Gian Mario Villalta) ou émiliens (Caterina Bonvicini) que vous publiez. Pourquoi l’Italie septentrionale est-elle si méconnue à l’étranger ?
Il existe une Italie insulaire (Sardaigne, Sicile) et méridionale qui plaît beaucoup aux Français, aux Allemands et aux Anglo-Saxons. Ils y trouvent à la fois un foutoir monstre et du soleil ! C’est cette Italie qu’on voit au cinéma, dont l’industrie vient de Rome, et avec laquelle on entretient une certaine familiarité malgré sa distance et son exotisme. En ce moment, les romans napolitains d’Elena Ferrante ont beaucoup de succès. Même lorsqu’on parle d’une littérature vraiment intéressante, comme Roberto Saviano, Ferrante et des auteurs sardes, subsiste cette image de carte postale en arrière-plan. La distance permet de ne pas tellement se mettre en jeu alors que l’Italie du Nord et du Centre s’avère beaucoup plus proche de nous. Une partie de l’Italie a été française et ce qui s’y est passé de Bonaparte à Napoléon III se révèle largement de notre responsabilité. Turin, Gênes et Parme ont gardé une influence française. Or cette Italie attire moins et a été beaucoup moins publiée. À ma modeste échelle, je rééquilibre un peu la balance en publiant des auteurs du nord-est, tels que Vitaliano Trevisan et Marco Mancassola, respectivement originaires des villes vénitiennes de Vicence et Padoue. Leurs œuvres me séduisent notamment en termes d’écriture.
C’est-à-dire ?
Les dialectes existent partout en Italie, mais leur influence est encore plus forte au sud. Cet ancrage local imprègne l’italien de façon à produire une langue plus méridionale et plus lourde qui m’intéresse moins. Or la langue italienne existe. Elle vient du toscan. J’aime beaucoup un auteur comme Trevisan parce qu’il écrit dans un italien très pur, malgré sa maîtrise du dialecte. À l’instar de Mancassola et Garlini, Trevisan épure son italien des influences dialectales de façon à atteindre une langue intéressante par son efficacité même.
N’est-ce pas un tropisme typiquement français que de fantasmer une langue unifiée épurée de toute scorie dialectale ?
Je le confesse volontiers. Mais les expressions dialectales dressent un écran de fumée de folklore, avec des jeux sur la langue qui posent de sempiternelles questions de traduction. Quand on emploie une certaine langue, c’est pour raconter un certain type de choses. À une langue dialectale correspond le plus souvent un type de récit local et non universel. Or les Italiens ont autre chose à nous dire sur eux-mêmes et sur le monde. Ainsi, si on compare Trump à Berlusconi, c’est bien la preuve que l’Italie a vécu des événements qui sont ensuite survenus ailleurs.
Reprenons d’ailleurs l’histoire italienne où nous l’avons laissée. Plusieurs de vos dernières parutions – Caterina Bonvicini, Le pays que j’aime, Gian Mario Villalta, Inferno.com, Alessandro de Roma, Tout l’amour est dans les arbres – retracent le destin de personnages en situation d’ascension sociale dans l’Italie des années 1980 à aujourd’hui. Comme pendant les Trente Glorieuses en France, le très long règne de la démocratie chrétienne après-guerre a-t-il vu l’ensemble de la société s’enrichir et adhérer au mythe du progrès ?
Absolument. Après-guerre, le gâteau était tellement énorme qu’il y en avait un peu pour tout le monde. Ce n’était donc pas si grave que ça si les gros se goinfraient puisque tout le monde était assuré d’avoir au moins une petite part. Mais dès lors que la situation économique change, tout change. Les successeurs de la démocratie chrétienne, Berlusconi et sa bande, n’ont plus du tout fonctionné de cette façon. Le gâteau devenant moins gros, ils ont tout pris, c’est pourquoi un certain équilibre s’est rompu dans les années 1990-2000.
C’est un point que je retrouve dans Inferno.com de Villalta : le héros fondateur de start-up à succès, déprimé par le désert spirituel de la société de marché, ne regrette pas pour autant le monde paysan de ses parents, comme s’il était brusquement passé d’une aliénation à l’autre…
Les Italiens ont sauté à pieds joints dans la modernité, encore plus vite et encore plus loin que nous. Dans des pays comme la France, des phénomènes tels que le divorce et l’avortement sont apparus plus tôt et plus progressivement. En Italie, la plongée dans les télévisions privées, le culte de l’argent roi et la politique spectacle ont longtemps été plus retenus et plus lents. Puis, avec la chute de l’ancien régime démocrate-chrétien et l’arrivée de Berlusconi au début des années 1990, tout s’est emballé. Cette vitesse a été déstabilisante tant l’Italie reste à certains égards une société traditionnelle où la famille et la religion catholique gardent une grande importance (on a longtemps dit que chaque village italien abritait deux églises : l’Église catholique et la section du parti communiste en face !).
Malgré tous ces facteurs de déstabilisation, vous croyez imperturbablement en l’avenir de l’Italie. Qu’est-ce qui vous incite à l’optimisme ?
Ce qui est fascinant avec l’Italie, c’est que la surface des choses paraît chaotique mais que le pays continue à aller de l’avant. Cela relève presque de l’énergie vitale : les gens travaillent, l’économie tourne, les choses fonctionnent tant bien que mal avec des hauts et des bas. L’histoire italienne a produit un système alternatif empirique – qui est en fait un non-système tant la machine politico-économique est corrompue – qui tient. Tout peut toujours s’arranger. C’est vrai au niveau individuel : si un électricien diagnostique une panne générale censée coûter 1 000 euros, on va discuter et trouver une solution à moindre prix. Cette loi quasi anthropologique s’applique à tous les niveaux (individuel, social, politique), si bien que l’Italie ne s’effondrera jamais. En péril d’un strict point de vue économique, le système bancaire italien tiendra donc d’une façon ou d’une autre. L’homo italicus a créé une société à son image, pour le meilleur et pour le pire.
Cent cinquante-cinq ans après sa fondation, cette société du système D forme-t-elle enfin une nation ?
Il existe une vraie conscience nationale italienne qui se forge. S’il reste quelque chose des 20 petites patries régionales dans les mentalités, cela se limite à la surface des choses. Mais contrairement à la France, les villes moyennes italiennes jouissent d’une grande vitalité, notamment culturelle. J’ai vécu à Bolzano, une commune de 95 000 habitants encastrée dans les Alpes, où le centre-ville demeure vivant. Garlini habite Pordenone, une cité frioulane de 50 000 âmes dans laquelle il organise un festival littéraire très important. Malgré le succès d’Amazon et le manque de moyens du ministère de la Culture, le dynamisme naît d’initiatives privées. À Mantoue (Lombardie), 48 000 habitants, d’anciens libraires et des militants associatifs ont construit ex nihilo le plus grand festival littéraire d’Europe. C’est la subsidiarité italienne : malgré l’absence de structures étatiques solides, la résilience de ce peuple d’épargnants assure la pérennité de la nation. Il ne faut jamais désespérer de l’Italie : le pouvoir et les envahisseurs passent mais son identité demeure.[/access]