Autant prévenir de suite, quitter à vexer l’éditeur, Life, de Keith Richards, n’est pas le cadeau d’anniversaire idéal et passe-partout. Il est plutôt destiné aux grands malades. Que celui qui n’a pas écouté plus de cinquante fois en boucle l’intro de Can’t you hear me knockin’ sur le vinyle de Sticky Fingers passe son chemin : personne ne saurait lui en tenir rigueur.[access capability= »lire_inedits »]
Une deuxième mise en garde s’impose: la drogue n’est pas le vrai sujet du livre même si, rassurez-vous, on en parle beaucoup. Too bad pour les tabloïds : la seule vraie addiction de Keith, c’est le son. Tout le reste n’est que poudre aux yeux − ou dégât collatéral. Keith Richards est avant tout accro au riff, et donc à son champ de tir obligé, la scène, et donc aussi à l’asphalte qui relie Camden à Sheffield et Newcastle à Brighton. Les jets privés entre Singapour et Sydney n’arriveront que bien plus tard, quand l’essentiel de l’histoire aura déjà été écrite…
C’est très injuste, mais c’est comme ça : toutes les substances prohibées n’ont pas le même effet dilatoire selon le profil génétique du consommateur. La mémoire de Keith n’a rien d’hallucinée, elle est hallucinante. Il se souvient de tout. Comme dans Memory Hotel, les souvenirs défilent, et son sens épuré du détail évoque irrésistiblement le tempo millimétré de son buddy Charlie Watts aux caisses claires. La mémoire inouïe du musicien fait l’essentiel du job, avec l’ironie en sous-dominante: le pathos ira coucher ailleurs, tout est là, gravé en rafale sous son crâne, riveté depuis quelque temps par six broches en titane.
Keith, le graphiste intrépide de 17 ans, esquisse l’ambiance d’un seul trait : des ultrasons assourdissants des adolescentes des débuts aux groupies lascives des seventies, des managers rusés aux vrais potes de répet’ qui jalonnent la longue route vers la planétarisation du groupe et sa momification in vivo plus ou moins librement consentie. Et là encore, la route, la route, la route : près de 300 concerts par an. La vraie vie de Keith Richards, c’est cette lueur rouge du feu arrière du car de tournée qui, au montage, se transforme en bout incandescent de cigarette dans la nuit. L’asphalte comme riff originel et rite fondateur, c’était déjà dans New York, New York, de Martin Scorsese, qui les filmera sur scène trente ans plus tard dans Shine a light.
Comme avant lui Sinatra, Miles Davis ou Vivaldi, au gré du succès exponentiel, ses fantasmes deviennent sa vie et, nolens volens, tout devient trop public. Alors, l’esprit de Keith cherche refuge dans les coulisses. Celles des salles de concert, mais aussi dans les backstage de la « blanche ». Tout au long de ce récit quasi photographique, les détails crépitent comme des flashes, les enregistrements en studio ressemblent à de longs trips sans sommeil, mais il compose Satisfaction en dormant et reste encore étourdi de sa prodigieuse fatalité à pouvoir créer de la musique à partir du silence.
« Mick avait choisi jetsetland, et moi dopeland. »
La centrifugeuse des années 1970 n’altère pas son humour insulaire : Keith fait du ski, Keith est sauvé par une femme aveugle, Keith glisse sur un hamburger (à Hambourg !) Keith s’achète un Smith & Wesson et une Bentley. Le moteur et la poudre : oui, son corps est un bolide, un projectile céleste, du granit en combustion cuirassé par les « stupéfiants » (en français dans le texte).
Et Mick, dans tout ça ? Et bien, il est encore là, assurant le divertissement : 14 kilomètres en moyenne par concert, certifiés par huissier. Keith en fait seulement la moitié, mais en portant une Telecaster ou une Les Paul de 4 kilos. Survient la question à 10 shillings : qui est le jumeau de qui, et qui est le boss de qui? Pendant des années, la question s’est réglée d’elle-même à l’avantage du chanteur : « Mick avait choisi jetsetland, et moi dopeland. ». Les vrais problèmes relationnels entre les « glimmer twins » ne surgiront que quand Keith commencera à lever le pied sur l’héro.
Peu enclin au « c’était-mieux-avant », l’unique nostalgie persistante de notre héros est celle des petits clubs. Ceux ou Mick Jagger développa sa gestuelle si particulière dans un espace vital d’un mètre carré entouré de filles en rut. Les Stones, le son, le groupe, la bande, Keith y revient sans arrêt. De Marianne Faithfull au plus anonyme des roadies, Keith donne largement la parole est à une flopée d’amis, exactement comme on invite un saxo ou un clavier à faire son solo à la fin d’un concert. Le message est passé. On en est au deuxième rappel. Les amplis sont encore saturés.
Finalement, il arrêtera l’héroïne presque par paresse : tout devenait trop compliqué. « Les shooteuses passent mal les frontières. » Anyway, cet homme n’aurait jamais survécu aux normes aériennes d’après le 11-Septembre. C’est bien le même gus qui a mélangé quelques cendres de son père à un peu de coke (il n’allait quand même pas les épousseter), et qui a choisi de vieillir bien tranquillement dans son manoir du Connecticut.
Comme l’auteur le dit de lui-même : « Je suis Keith Richards, j’essaie tout une fois. »[1. Extrait de Qu’en pense Keith Richards ? par Mark Blake, Editions Sonatine, qu’on n’hésitera surtout pas à se procurer aussi…] Eh bien, l’essai littérature est diablement concluant. À la réflexion, on peut donc offrir ce livre à des adolescents concernés.[/access]
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