Daoud Boughezala. Hier soir, un attentat à l’aéroport d’Istanbul a provoqué des dizaines de victimes. La Turquie, qu’on a longtemps accusée de laxisme, est-elle aujourd’hui en guerre contre l’Etat islamique ?
Jean-François Pérouse. Ces derniers mois, la Turquie est entrée dans une stratégie plus claire et frontale par rapport à l’Etat islamique, à la suite du pilonnage de la ville-frontière de Kilis. Le contrôle de la frontière turco-syrienne est aussi devenu plus strict. Pour Ankara, le problème est désormais celui des conséquences internes des tolérances passées vis-à-vis des citoyens turcs sympathisants de l’EI. Ceux-ci sont en nombre et, même si les allers-retours entre la Turquie et la Syrie sont moins aisés, ces individus constituent une menace pour la Turquie sur son territoire comme on l’a vu récemment à Gaziantep, Ankara et Istanbul. En outre, l’instrumentalisation politicienne de la question, à l’aune des rivalités de l’arène politique turque, n’arrange évidemment pas les choses.
Outre ses rapports complexes avec l’Etat islamique, la Turquie est en train de renouer les relations diplomatiques avec Israël et amorce un début de normalisation avec la Russie. Erdogan a-t-il subitement changé de stratégie géopolitique ?
Pas plus qu’il n’est un idéologue – contrairement à ce que l’on prétend parfois -, Erdoğan n’est pas un stratège qui prendrait des décisions fondées sur de longues réflexions théorico-pratiques. C’est un intuitif, un pragmatique qui sait changer de cap en fonction des circonstances. L’économie touristique turque – et la part considérable de la clientèle russe dans le tourisme international – comme la situation de dépendance énergétique du pays exigent de ne pas compromettre davantage les relations avec la Russie. Erdoğan l’a bien compris. C’est pourquoi il cherche une porte de sortie acceptable.
Après ces deux revirements, un changement de la stratégie turque en Syrie est-il envisageable ?
Des infléchissements sont incontestablement à prévoir, des changements également liés à l’évolution de la situation sur le terrain sur laquelle Erdoğan a finalement peu de prise. Mais le containment des forces kurdes de Syrie continue de constituer la « ligne rouge » pour Erdoğan et, au-delà de lui, pour une grande partie de l’establishment nouveau et ancien de Turquie.
Pour Erdogan, qui est donc l’ennemi principal : les kurdes du PKK ? L’Iran chiite ?
Cela reste Bachar Al-Assad, puis les Kurdes, PYD et PKK confondus.
En lien avec la guerre civile syrienne, la crise des migrants attribue un rôle clé à la Turquie. Erdogan a-t-il vraiment intérêt à résoudre cette question pour asseoir sa puissance ?
Dans la crise des migrants, la Turquie paie un tribut de taille (2,8 millions de Syriens dans le pays) tout en profitant de cette nouvelle main d’œuvre corvéable à merci et parfois bien qualifiée. Elle dispose par là d’arguments de poids vis-à-vis de l’Union européenne, beaucoup plus malthusienne et frileuse, et n’hésite pas à en jouer.
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