Sarah Glidden est une jeune dessinatrice américaine qui vit et travaille à Brooklyn. D’un séjour en Israël, organisé dans le cadre du programme Taglit (visant à faire connaître la « Terre promise » à des jeunes Juifs du monde entier), elle a rapporté un carnet de voyage dense et passionnant sous la forme d’un magnifique roman graphique de plus de 200 pages. Comment comprendre Israël en 60 jours (ou moins) nous fait vivre chronologiquement et en sept chapitres, ouvert chacun par une carte de la zone couverte, l’aventure de ce voyage initiatique prenant parfois – pour le plus grand dam de Sarah ! – des allures de simple virée touristique de jeunes en autocar. Le personnage de Sarah est singulièrement attachant : la jeune New-yorkaise « progressiste » est hantée par la question israélo-palestinienne (dont elle suit les soubresauts dans le New York Times), et soumet sa propre judéité à mille interrogations existentielles variées. Dans ses valises, elle hésite, au début, à emporter deux livres : une Histoire du conflit israélo-palestinien et un recueil nébuleux titré Combattre le sionisme. Réponses juives, américaines et progressistes. Une relation amoureuse avec un Jamil d’origine pakistanaise accroît encore son intérêt pour la question de la cohabitation des Juifs et des Arabes sur le sol israélien. [access capability= »lire_inedits »]
Le puits sans fond des doutes. C’est-à-dire de la prudence
L’une des grandes forces de ce roman graphique est de nous faire suivre avec bonheur l’état psychologique de Sarah, dont les préjugés négatifs à l’égard d’Israël vont être ébranlés peu à peu par une confrontation parfois brutale à la réalité des faits et par des rencontres enrichissantes : Gil, le guide flegmatique et tempérant de son groupe Taglit, Nadaw, jeune Israélien faisant partie de l’aventure, soldats touchants aux visages encore boursouflés des traits de l’enfance, et aussi le rabbin humaniste Hartman. Les différentes étapes de ce voyage ne marquent par les stations d’une conversion, mais les degrés d’une prise de conscience. C’est toujours en faisant dialoguer en elle-même ses propres préjugés sur Israël et ce qu’elle en comprend progressivement que Sarah se forge une opinion vraie. Mais c’est aussi sous l’emprise de cette captivante dialectique du sable et du soleil qu’elle tombe dans le puits sans fond des doutes. C’est-à-dire de la prudence.
La vigueur du livre tient d’abord à la richesse documentaire de l’information, qui en fait un honnête guide du genre « Israël pour les nuls », autrement dit pour ceux que la question intéresse mais qui n’en savent pas bien lourd. Le cas du plateau du Golan, que la crise en Syrie a replacé dans l’actualité ces derniers jours, est présenté avec un grand sens de la pédagogie. Comme l’épopée des pionniers juifs de Degania, fuyant les pogroms d’Europe de l’Est, bien avant la Seconde Guerre mondiale, pour s’installer autour du lac de Tibériade.
Mémoire partout et centres commerciaux aussi
À Tel Aviv, Glidden visite la salle de l’Indépendance où fut proclamé l’État d’Israël en 1948, et − frappée par les images de l’Holocauste et par l’impossible sourire d’Anne Frank − fond en larmes. À Massada, elle se passionne pour le récit de Flavius Josèphe (mais où sont les femmes qui se passionnent pour Flavius Josèphe ?!), et nous fait revivre le destin épique d’un millier de juifs légendaires qui, à l’issue d’un siège éprouvant, préférèrent le suicide collectif à la soumission aux soldats romains. Au mur des Lamentations, à Jérusalem, elle s’interroge – et nous avec elle – sur l’imbroglio proche-oriental. Mais tout en sacrifiant aux étapes historiques et « touristiques » obligées, l’auteur est capable de dénoncer le dispositif même dans lequel on l’embringue parfois. Mémoire partout et centres commerciaux… partout aussi ! Après une visite de Yad Vashem, le groupe de jeunes est véhiculé vers un de ces temples bétonnés de la consommation de masse. « Si le but était de faire marcher l’économie israélienne, ils n’avaient qu’à nous demander 20 dollars dès le départ », se dit Sarah, dépitée.
Le roman de Glidden vaut aussi (et surtout !) par sa qualité graphique. Aquarelliste hors-pair, la jeune femme réussit magnifiquement à traduire en couleurs évanescentes les paysages israéliens qu’elle entrevoit par les fenêtres de l’autocar omniprésent – « J’attends que le paysage ressemble plus à ce que j’attendais d’Israël, et moins à la Pennsylvanie rurale », écrit-elle. Peu après, elle est foudroyée par le ciel bleu et orangé de Tibériade. Et nous avec. Ce livre, en trois mots : beau, utile et malin. [/access]
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