Israël : sionistes contre sionistes


Israël : sionistes contre sionistes

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Entretien avec Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherches internationales (Sciences Po Paris). Il a notamment publié Le Conflit israélo-arabe, Armand Colin, 2011.

Causeur. En novembre dernier, le gouvernement israélien a éclaté après la tentative du Premier ministre Benyamin Netanyahou de faire adopter un projet de loi réaffirmant qu’Israël était avant tout l’État du peuple juif. Certains estiment que ce texte marque la volonté politique de la droite israélienne de vouloir restreindre les droits des non-juifs. Le Parlement s’étant auto-dissous, de nouvelles élections auront lieu le 17 mars. La ministre démissionnaire Tzipi Livni, principale opposante à Netanyahou, alliée au Parti travailliste au sein de l’Union sioniste, a déclaré que ce scrutin aurait valeur de référendum sur le sionisme. Partagez-vous cette analyse ?

Alain Dieckhoff. Les Israéliens auront en tout cas le choix entre deux grands projets de société. D’un côté, un modèle qui accentue la dimension d’affirmation collective de l’identité juive de l’État, comme cela a été souligné dans le dernier projet de Loi fondamentale présenté par Netanyahou. De l’autre, une option qui souligne davantage le caractère démocratique de l’État. En réalité, cette dualité, voire cette ambigüité, existait dès l’origine, avec la définition d’Israël comme « État juif et démocratique ». Il suffit de lire la Déclaration d’indépendance de mai 1948 : le texte annonçait la création d’un État juif en terre d’Israël tout en proclamant que cet État fonctionnerait avec des institutions démocratiques, dans le respect de l’égalité, sans discrimination de sexe, de race ou de religion.

Si la tension entre le ressort identitaire et l’aspiration universaliste du sionisme n’a pas empêché Israël de naître et de se développer pendant des décennies, pourquoi les divergences ont-elles fait voler en éclats le dernier gouvernement Netanyahou ?

La tension entre les deux pôles a fini par éclater à la suite de changements idéologiques très importants.[access capability= »lire_inedits »] Entre 1948 et 1977, le sionisme de gauche formait l’idéologie dominante, avec le Parti travailliste, pivot autour duquel se constituaient toutes les coalitions gouvernementales. Mais en 1977, la première alternance politique a marqué une rupture importante avec l’arrivée de Begin au pouvoir. S’est alors mise en place une autre version du sionisme qui insiste sur la nécessité de développer la présence juive dans tous les territoires occupés après 1967. Dans les années 1970, un mouvement extra-parlementaire comme le Goush Emounim (Bloc de la foi) exprimait ce messianisme politique et religieux enjoignant aux juifs de s’installer sur les lieux liés à l’imaginaire biblique en Cisjordanie (Hébron, Shilo). Aujourd’hui, avec l’explosion de la droite, nous sommes témoins des ultimes conséquences de cette mutation.

Afin de ne pas provoquer la colère des Palestiniens et des musulmans du monde entier, la législation israélienne réserve aux seuls musulmans le droit de prier au Mont du temple, dénomination juive de l’Esplanade des mosquées, à Jérusalem-Est[1. Tout le monde peut s’y rendre (non armé), mais seuls les musulmans ont le droit d’y prier.]. Or, aujourd’hui, beaucoup de juifs bravent cet interdit, au risque de provoquer des tensions. Comment l’interprétez-vous ?

C’est le messianisme en acte. Si les ultra-orthodoxes n’ont pas changé de position et continuent de respecter l’interdit fait aux juifs religieux de se rendre sur le Mont du temple, en revanche, la digue a cédé du côté des sionistes religieux. Chaque année, ils sont plus nombreux à se rendre sur l’esplanade pour tenter d’y prier. Ce comportement nouveau entretient la tension interreligieuse, notamment parce que s’est développée en parallèle toute une propagande islamiste sur la « défense des mosquées », relayée par le Mouvement islamique en Israël même.

Cela signifie-t-il que le conflit territorial entre Israéliens et Palestiniens est définitivement une guerre de religion entre juifs et musulmans ?

Il est indéniable qu’il y a aujourd’hui une dialectique entre deux nationalismes religieux. Côté musulman, on a vu l’islam se politiser, comme le montre la mutation des Frères musulmans à travers la création du Hamas en 1987. D’une position piétiste, ceux-ci ont progressivement évolué vers un islam résolument politique, dans le contexte de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens. On observe un phénomène similaire du côté juif à partir des années 1970 avec le nationalisme religieux du Goush Emounim. Chacun de ces deux mouvements mène un double combat. Tout d’abord, pour la domination politique et culturelle à l’intérieur de son camp – côté palestinien, le Hamas se bat contre le nationalisme « laïque » du Fatah ; côté israélien, les juifs orthodoxes et les nationalistes religieux opposent Jérusalem, les villes orthodoxes et les colonies à Tel-Aviv, la ville laïque et hédoniste. Ensuite, il y a l’affrontement absolu avec l’Autre. C’est le propre des nationalismes religieux que de rendre le conflit insoluble puisqu’ils revendiquent tous le même « espace saint », de la Méditerranée au Jourdain.

À l’issue de la dernière guerre de Gaza, Mahmoud Abbas et Benyamin Netanyahou ont pris à témoin la communauté internationale, le premier en demandant la reconnaissance symbolique d’un État palestinien, le second en essayant de convaincre ses alliés de reconnaître la nature juive de l’État israélien. Quelle stratégie poursuivent-ils l’un et l’autre ?

L’initiative d’Abbas, même si certains peuvent en contester la pertinence, est avant tout une réponse à l’absence de négociations avec les Israéliens. De plus, la stratégie mise en œuvre entre 2007 et 2012 par le Premier ministre Salam Fayyad a trouvé ses limites. Il s’agissait de construire un État de facto, mais cela n’était possible que sur une portion très ténue du territoire puisque l’occupation israélienne se poursuivait sur la majeure partie de la Cisjordanie. L’Autorité palestinienne a donc commencé à déployer une autre stratégie, de reconnaissance par l’extérieur, en espérant finir par imposer une réalité reconnue internationalement à l’interlocuteur israélien.

Si la démarche d’Israël est de nature différente, le fait que Netanyahou reprenne à son compte l’idée de renforcer le caractère juif de l’État est aussi une forme de réponse à l’activisme diplomatique d’Abbas : « Vous essayez d’obtenir une reconnaissance internationale, je réaffirme la judéité de l’État israélien. »

Depuis plusieurs années, les sondages indiquent qu’une majorité d’Israéliens juifs sont favorables à la création d’un État palestinien. En ce cas, pourquoi élisent-ils des dirigeants aussi intransigeants que Benyamin Netanyahou ?

À mon sens, cela tient à deux facteurs. D’une part, si en effet une majorité d’Israéliens juifs sont favorables à la solution des deux États sur le principe, ils sont bien moins nombreux à accepter les conséquences concrètes de la création d’un État palestinien, en particulier sur deux points : la transformation de Jérusalem-Est en capitale de cet État et la rétrocession de toute la Cisjordanie (avec d’éventuels ajustements négociés des frontières). D’autre part, comme Israël vit dans un environnement fortement instable, les électeurs ont tendance à privilégier la droite, qui tient un discours musclé, plus rassurant à court terme, même si cette droite ne propose aucune perspective politique à plus long terme. Autrement dit, les électeurs ne parviennent pas à se projeter dans l’avenir.

Certains pensent que Netanyahou joue la montre en attendant les élections américaines de 2016, dont la campagne des primaires démarrera dans les prochains mois. Que pensez-vous de cette hypothèse un brin complotiste ?

Même sans élection présidentielle en vue, je ne crois pas que l’administration américaine fasse aujourd’hui grand-chose dans le conflit israélo-palestinien. La tentative de Kerry qui s’est terminée en mars 2014 a abouti à un constat d’échec, et Obama n’était déjà pas disposé à faire pression sur Netanyahou. Ce qui est sûr, c’est qu’il le fera encore moins aujourd’hui !

Paradoxalement, est-ce que ce ne sont pas le blocage des négociations de paix et l’expansion des colonies qui pourraient favoriser la création d’un État binational de fait, et donc mettre en péril le caractère juif de l’Etat ?   

 On est en effet en plein paradoxe. L’établissement d’un État palestinien aux côtés d’Israël – perspective prônée par le centre-gauche – conduirait à renforcer démographiquement et culturellement le caractère juif de l’État d’Israël. À l’inverse, la poursuite lancinante de la colonisation revendiquée par la droite nationaliste, religieuse ou laïque, revient progressivement à créer une réalité binationale, mais dans un contexte d’inégalité politique structurelle au profit des Israéliens juifs et au détriment des Palestiniens. Cette réalité, sur le terrain, rongera de plus en plus de l’intérieur la démocratie israélienne.

Après les attentats de Paris et de Copenhague, Netanyahou a appelé les juifs européens à faire leur « alya », c’est-à-dire à émigrer en Israël. Ces déclarations et les polémiques qui s’en sont ensuivies ont montré que le débat sur la définition de l’Etat juif ne concernait pas seulement les Israéliens. Risquent-elles de nourrir ou de ressusciter le soupçon de « double-allégeance » à l’égard des juifs qui vivent en diaspora ?

La définition d’Israël comme Etat juif implique que cet Etat a vocation à accueillir les juifs de la diaspora si tel est leur souhait. Israël est, par nature, ouvert à leur immigration. La réaffirmation de la dimension sioniste de l’Etat par Netanyahou ne fait que souligner cette évidence. Pour autant, on peut légitimement douter de l’opportunité politique de pareilles déclarations «  à chaud » qui occultent le fait que le combat actuel des juifs européens doit d’abord être mené dans les pays démocratiques dont ils sont citoyens.[/access]

*Photo : AP21346535_000001. Ariel Schalit/AP/SIPA.

Mars 2015 #22

Article extrait du Magazine Causeur



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