« Cet endroit est débile. Tout le monde déteste tout le monde. Laïcs. Religieux. Ashkénazes. Sépharades. Juifs. Arabes. Il n’y a pas de futur. »
Joshua Sobol, Instant de vérité
« Nous savons, et pour y avoir vécu, combien se déchaînent les passions − politiques et religieuses − dès que l’on parle d’Israël/Palestine. Nous savons combien les Juifs, israéliens ou non, ont « à se battre per et contra se. Pour Israël. Contre Israël. » »[1. Myriam Sâr, L’An dernier à Jérusalem, Les Provinciales, 2011.] Car Israël est, dès son violent commencement, hanté par son brutal effacement, et la peur récurrente d’une destruction venue de l’extérieur − comme un « génocide nucléaire » iranien[2. Richard L. Rubinstein, Jihad et génocide nucléaire, Les Provinciales, 2010.] − n’est souvent que l’exutoire de l’angoisse fondamentale, celle de l’éclatement de la nation bigarrée, Babel moderne parlant hébreu, en ses trop diverses composantes. Comment rêver l’alliance, créer l’alliage nouveau entre le laïque de Jérusalem-Ouest, le gay de Tel-Aviv, le haredi de Méa Shéarim, l’ex-kibboutznik de Neve Ilan et le colon du Goush Etzion ?.[access capability= »lire_inedits »] Sans oublier l’Américain, le Russe, le Français, le mizrahi, et puis l’ « Arab Israîl », musulman, druze ou chrétien, et le Palestinien, éternel présent/absent toujours rappelé/refoulé, et encore la masse anonyme des gens ordinaires, plus ou moins laïques ou religieux, et l’immigré asiatique ou africain… ? Est-ce ainsi qu’« une société bardée de murs a pris la place de la rêverie des premiers jours »[3. Richard L. Rubinstein, Jihad et génocide nucléaire, Les Provinciales, 2010.] ? L’Altneuland de Theodor Herzl est-il devenu « un peuple trop jeune sur une terre trop vieille »[4. Richard L. Rubinstein, Jihad et génocide nucléaire, Les Provinciales, 2010.] ? Les Israéliens sont-ils condamnés à la terrible prophétie nietzschéenne de l’éternel retour, luttant pour avoir un passé plutôt qu’un avenir ? Ou bien est-ce le temps venu de la maturité et de la nostalgie ?
À l’ère déjà avancée de la « nouvelle histoire » et du post-sionisme, le regard sur soi de la société israélienne est largement désenchanté, comme en témoigne la littérature contemporaine, dont les éditions Les Provinciales nous offrent coup sur coup trois volets : théâtre, roman, nouvelles. Mais ce regard littéraire − adulte, distancié, critique, mais encore engagé, passionné, romantique − est éminemment politique, en ce qu’il permet de voir la diversité des points de vue : ce chant polyphonique donne à entendre toutes les voix de la polis, celles que l’on n’entend guère, et recrée une manière d’agora populaire, contre, tout contre, les débats parlementaires de la Knesset.
C’est par le suicide d’un vieux kibboutznik, ex-maquisard français, que s’ouvre le roman autobiographique de Shakin Nir, occasion d’un retour sur soi de la génération héroïque, des pionniers et des vétérans : « Vraiment qui peut soutenir un regard sortant des espoirs de son enfance, des rêves de sa jeunesse, mesurant son pas à la longueur de leur aune ? » L’Israël du béton armé, des opérations immobilières et des affaires politiciennes lui arrache un terrible constat : « On pouvait très bien être déraciné dans sa propre patrie. » Et avec lui, c’est la page épique de la construction d’un pays-utopie qui se tourne.
C’est avec une très grinçante ironie que Tzvi Fishman raconte les errements d’Israël dans ses nouvelles délibérément caricaturales, que l’on suce vite comme de petits bonbons très acides qui agacent le palais. Maniant avec dextérité l’art du violon qui porte sur les nerfs, poussant jusqu’à l’absurde les logiques qui animent les divers protagonistes du « conflit », il trace a contrario la voie d’un réalisme qui fait la part du feu, choisissant le raisonnable plutôt que le rationnel et sa folie kafkaïenne.
C’est la réalité crue qui éclate sur le plateau de Joshua Sobol, mettant en scène, en pleine seconde Intifada, les déchirures morales qui affectent les consciences, individuelles et collectives : de jeunes Israéliens servant dans les « territoires » reviennent dans leur famille le temps d’une permission, et c’est au bord de la mer, comme dans une tragédie grecque qui n’aurait pas de fin, que se portent les coups les plus durs, ceux qui sont dits avec les mots, ne laissant à la béance de la blessure que la force du désespoir : « Le désespoir. C’est la seule force qui peut sortir l’être humain de son indifférence. Le jour où beaucoup de gens sur cette terre auront conscience de leur désespoir, quelque chose se passera. » Le théâtre des opérations se fait théâtre tout court, éminemment contemporain − des événements mêmes les plus immédiats : attentats, arrestations, assassinats… Nulle catharsis mais l’occasion d’un retour sur soi, retour à soi : « Ma terre est une blessure. Une blessure qui ne cicatrise pas. »
La mystique sioniste a laissé la place à la politique israélienne, mais le roman national s’écrit encore chaque jour, intégrant progressivement à l’histoire du pays les voix des sans-voix, les histoires des sans-histoires.[/access]
Tzvi Fishman, Le Grand romancier américain, nouvelles, 120 pages, éditions Les Provinciales.
Shakin Nir, L’Idéal du kibboutz, roman, 176 pages, éditions Les Provinciales.
Joshua Sobol, Instant de vérité, théâtre, 168 pages, éditions Les Provinciales.
*Photo : communityconnectionsnews
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