Les massacres du 7 octobre ont inspiré à Bernard-Henri Lévy et Gérard Araud deux livres, deux réflexions profondes et complémentaires sur Israël, son peuple et son histoire. Le lyrisme du philosophe et le réalisme du haut diplomate se rejoignent dans un même idéal de justice.
Sur Israël, deux livres de haute tenue ont été récemment publiés dans l’intention d’explorer ce qui sous-tend l’horreur du 7 octobre. Celui de Bernard-Henri Lévy, Solitude d’Israël, magnifique chant de louange aux juifs et à leur État, et celui de Gérard Araud, ancien ambassadeur à Tel-Aviv, Israël, le piège de l’Histoire, récit d’une longue expérience nourrie de réflexions lucides.
Au lyrisme de Solitude d’Israël on n’opposera pas le réalisme de Gérard Araud. Les deux livres se complètent. Celui de BHL, nimbé d’exaltation, se fonde sur la sympathie, celui de l’éminent diplomate sur l’empathie. Passion du premier, raison du second, mais une passion toujours maîtrisée dans le cercle d’une intime connaissance de son objet, et une raison soucieuse d’analyser de façon pragmatique les faits observés en essayant de les voir à travers les yeux de l’autre, ici des Israéliens. Au Je tout entier voué à la célébration des juifs et de soi-même répond la modestie d’un Je qui tente de déchiffrer une situation extraordinairement complexe. Mais cette différence entre les auteurs n’a finalement guère d’importance. Reste l’essentiel, le talent de l’un à chanter Israël, celui de l’autre à le comprendre.
Israël aujourd’hui nazifié
BHL, qui pense Israël en tant que peuple, est emporté par l’éloquence de l’avocat exclusivement attaché à la cause qu’il défend. On ne lui reprochera donc pas de ne tenir aucun compte de la partie adverse, celle des Arabes en général, des Palestiniens en particulier. Ou s’il l’évoque, c’est pour souligner qu’Israël, loin de s’apparenter à un établissement colonial, est le fruit d’une guerre d’émancipation contre l’impérialisme de la Grande-Bretagne, à l’époque puissance mandataire. C’est aussi pour rappeler que, en dehors du Maroc, le monde arabe a largement partagé l’idéologie nazie. À preuve, et cela bien avant la guerre, la naissance des Frères musulmans à l’instigation de Hassan al-Banna, leur cofondateur. Autre preuve, mieux connue, l’engagement pro-hitlérien du grand mufti de Jérusalem Amin al-Husseini, nommé à son poste « par les Anglais au lendemain des pogroms de 1920 qu’il avait en partie organisés », ultérieurement partisan d’une « solution définitive au danger juif » (déclaration de novembre 1943). Le grand mufti de Jérusalem dont Yasser Arafat s’est réclamé jusqu’à la fin. BHL fournit d’autres preuves, et non des moindres, de ce qu’il y eut « un nazisme arabe », indéniable réalité qui « réduit à néant le mythe d’une Palestine innocente à laquelle l’on imposerait de réparer le crime de la Shoah », comme le prétendent ceux qui transfèrent aux Palestiniens la charge d’une réparation dont l’Allemagne, et l’Europe avec elle, aurait dû s’acquitter. Les Palestiniens en pures victimes d’un Israël aujourd’hui nazifié (puisque Gaza), ou la Nakba (l’exode en 1948 d’une partie d’entre eux) jugée équivalente à la Shoah, ce discours tient de l’affabulation, voire de l’imposture.
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La sympathie de BHL pour le peuple juif, toute de ferveur méditative, s’étend bien au-delà de la question palestinienne qui, évidemment, inclut la riposte de Tsahal à la commission par le Hamas du crime du 7 octobre. Prenant appui sur l’événement qu’il ausculte sous différents angles pour en dégager le sceau de la barbarie inhumaine, du Mal radical, du Mal en soi, BHL remonte aux sources de l’antisémitisme, « la plus vieille de toutes les haines », avec la Shoah au comble de cette haine contre « le plus vieux peuple persécuté du monde », persécution immémoriale dont est issue la nécessité d’Israël. Ce qu’il exprime en des termes empreints de deuil, de colère et de fierté : « Je l’aime, ce peuple-monde, coincé sur la minuscule bande de terre qu’a fini par lui consentir, il y a trois quarts de siècle, un Occident et un monde dégoulinants de tout le sang juif versé dans le torrent des siècles. »
Solitude pour autant ? C’est discutable. Si fermement étayée soit-elle, la démonstration laissera sceptique ceux qui, résistant au Verbe éblouissant, argueront de l’indéfectible soutien américain, outre celui, désormais acquis sauf retournement impensable, de l’Union européenne en dépit de l’islamisme rampant qu’accompagne la partialité de l’ONU, sans parler des saillies d’un Mélenchon à la dérive, successeur du Drumont de La France juive, « Robespierre grimé en Tartarin et roulant de la dialectique comme on roule des mécaniques », qui tantôt refuse de qualifier le Hamas d’entité terroriste, tantôt pleurniche de s’être senti « abandonné » par les juifs.
Les Israéliens ne cherchent pas la paix, mais la sécurité
Gérard Araud, pour sa part, pense Israël en tant qu’État. Domaine de la géopolitique, des calculs soupesés au trébuchet non de la vertu, mais de la puissance. BHL écrit, à propos de Gaza, que « cette guerre est une guerre atroce que les Israéliens n’ont pas voulue », ce qui est vrai ; qu’Israël n’a d’autre choix que de gagner toutes ses guerres sous peine de disparaître, ce qui est également vrai ; et enfin qu’Israël ne cherche jamais la guerre, mais toujours la paix. À quoi Araud répond : dans leur majorité, « les Israéliens ne recherchent pas la paix, mais la sécurité ». D’où leur satisfaction du statu quo, jugé jusqu’au 7 octobre « assez confortable ». Fort de son empathie, il ne condamne pas, il constate. C’est le piège de l’Histoire : l’hubris consécutive à l’écrasante supériorité militaire qui conduit au mépris des droits du peuple vaincu, renforcée par la référence biblique aux droits intangibles sur une terre plusieurs fois dominée par d’autres peuples que le peuple hébreu.
Entre son premier séjour à Tel-Aviv au début des années 1980 comme conseiller d’ambassade, et le second, vingt ans plus tard en qualité d’ambassadeur, Gérard Araud a vu Israël se normaliser. Par une loi que Benyamin Nétanyahou a fait voter le 9 juillet 2018, il est même devenu « l’État-nation du peuple juif », au risque de rejeter dans un statut second toutes les autres confessions et de légitimer « par avance d’éventuelles discriminations à leurs dépens ».
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Où BHL s’émerveille à juste titre de l’exceptionnalité du peuple juif, Araud évalue objectivement les immenses mérites et les failles de son État. Pourtant l’avocat inspiré et le haut diplomate se rejoignent dans un même idéal de justice. Ce dernier suggère, même s’il n’y croit pas trop, un moyen de régler l’interminable conflit territorial entre les deux parties. De son côté BHL écrit, image admirable : « Longtemps les Juifs exilés ont psalmodié, leur harpe pendue aux arbres en signe de tristesse : “Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main se dessèche.” » Plus loin, il poursuit : « Si je t’oublie, humanisme juif ». Et pour finir : « L’âme, l’esprit et le génie du judaïsme tiennent bon dans la tourmente. Mais qu’on les oublie et c’est, non la main, mais le cœur d’Israël qui se desséchera. » Ainsi se dit, entre mille exemples, l’amour véritable.