Le testament politique de John Kerry (8 janvier)
Après le vote de la résolution du Conseil de sécurité condamnant la colonisation israélienne, j’ai été convié à participer à une manifestation de solidarité avec Israël et à prendre la parole. J’ai décliné cette invitation du Crif. Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur : je déteste hurler avec les loups et l’unanimité contre Israël m’inquiète toujours. Mais il se trouve que j’ai lu intégralement la longue allocution prononcée par John Kerry pour expliquer la décision des Américains de ne pas mettre leur veto à ce texte. Le discours de Kerry est admirable. Avec un tact et une rigueur exemplaires, il rappelle que l’administration Obama a bloqué tous les efforts de délégitimation de l’État juif. Il souligne l’ampleur du soutien militaire des États-Unis à cet État. Il insiste sur le caractère personnel de son engagement. En 1986, il a fait son premier voyage en Israël, il est allé à Massada et sur les hauteurs du Golan et, mesurant l’étroitesse de son espace aérien, il a pu se rendre compte par lui-même du besoin de sécurité d’Israël. Et Kerry condamne non seulement le terrorisme mais le double langage de l’Autorité palestinienne. Il n’a pas de mots assez durs pour critiquer le Hamas qui, au lieu d’assurer une vie décente aux habitants de Gaza, détourne les matériaux de construction pour bâtir des tunnels et menacer ainsi Israël d’attaques meurtrières contre les civils. Il ajoute que les colonies ne sont pas la seule ni même la première cause du conflit, mais il dit que les implantations qui se multiplient à l’est de la barrière de sécurité n’ont pas pour but de renforcer la sécurité d’Israël : elles alourdissent le fardeau sécuritaire qui pèse sur Tsahal.
Il affirme que seule la solution de deux États peut permettre à Israël de rester un État juif et démocratique. Il dit qu’avec la multiplication des implantations, les Palestiniens vivent dans des enclaves séparées. Et il pose cette question limpide et profonde : « Quel Israélien accepterait cela ? »
Je ne suis pas de ceux qui fuient dans les postures morales les dures réalités de l’histoire. J’ai lu attentivement la charte terrifiante du Hamas et je sais que cette organisation pourrait prendre le pouvoir dans[access capability= »lire_inedits »] l’État palestinien nouvellement créé. Mais je sais aussi qu’après la condamnation par un tribunal militaire du soldat israélien qui a achevé un terroriste palestinien alors qu’il était à terre, des membres du gouvernement se sont indignés, des manifestations ont éclaté et Gadi Eizenkot, le chef d’état-major qui avait déclaré que cet acte violait le code éthique de Tsahal, a été abreuvé d’insultes et de menaces telles que : « Gadi prépare-toi, Rabin cherche un ami. » Ce slogan témoigne de l’effet lentement corrupteur de l’occupation : perte des repères moraux, érosion des principes fondamentaux de la décence ordinaire (il y a des choses qui ne se font pas), effondrement de ce surmoi qui, au temps de ses exploits, faisait la gloire d’Israël.
Je ne parlerai pas, en l’occurrence, d’un retour de la religion et de la tradition mais de la substitution d’une religion nationale à la religion surmoïque de la tradition et à ce qu’en avait perpétué l’athéisme moderne. Un nouveau nihilisme est à l’œuvre qui prend à contre-pied Dostoïevski : « Puisque Dieu existe, tout nous est permis. » Il reste de nombreux garde-fous en Israël. Et cette religion est minoritaire. Mais si le cow-boy qui entre à la Maison-Blanche enterre, avec l’esprit de John Kerry, la solution de deux États, comme il l’a promis, cela mettra Israël en grand péril.
D’un conservatisme l’autre (15 janvier)
Selon le philosophe anglais Michael Oakeshott : « L’individu de tempérament conservateur croit qu’on ne pourrait sacrifier à la légère un bien connu pour un mieux inconnu, il ne ressent aucune attirance pour ce qui est dangereux et difficile, il n’a pas l’esprit aventureux, il n’a nulle envie de naviguer dans les mers inexplorées. » Il aime mieux, autrement dit, la stabilité que le changement et l’innovation. Ce conservatisme prudent est tout à fait honorable et légitime, mais je ne me reconnais pas en lui et je ne crois pas qu’il caractérise l’esprit conservateur de notre temps. Si conservatisme il y a aujourd’hui, ce n’est pas un conservatisme sceptique mais tragique : il ne préfère pas le tangible au possible, il s’inquiète de la fragilité, de l’évanescence, de la mortalité du tangible. Mortalité de la terre, mortalité de la beauté, mortalité de la langue, mortalité des paysages, et de la France même. Ce n’est pas le progrès en soi qui l’angoisse ou le désespère, c’est, sous le nom de « progressisme », l’apologie de cette grande liquidation. Jean-Claude Michéa partage cette angoisse. Il est donc conservateur en ce sens mais, par sa critique du libéralisme et de l’extension de la logique marchande à toutes les sphères de la vie, il intéresse aussi des cercles, des sites et des revues classés à gauche. Le Monde vient donc de lui consacrer un grand dossier en donnant, pour respecter les apparences de l’objectivité, la parole aux pour et aux contre. Mais, l’air de rien, le même journal nous apprend que Michéa est le penseur préféré d’Alain de Benoist, l’ancien théoricien de la Nouvelle Droite et que celui-ci lit aussi avec plaisir les nouveaux conservateurs tels que Mathieu Bock-Côté ou Eugénie Bastié.
Il faut se souvenir qu’en 1994, Le Monde publiait un appel à la vigilance contre les intellectuels qui, à l’instar de Pierre-André Taguieff, participaient à des colloques avec Alain de Benoist ou écrivaient dans l’une ou l’autre des revues. Et aujourd’hui, Le Monde feint de s’interroger : « Est-ce Alain de Benoist qui a changé ou bien est-ce l’époque ? » On reconnaît bien là les méthodes sournoises du chafouin de référence. Sans avoir l’air d’y toucher, il fait endosser aux conservateurs qui se cherchent les positions néo-païennes d’Alain de Benoist, son antiaméricanisme radical et son amour inconditionnel pour les penseurs de la Révolution conservatrice allemande.
Mais revenons à Michéa. Dans ce qu’il croit être la lignée d’Orwell, il dresse un mur infranchissable entre ceux d’en bas – seuls dépositaires de la common decency et des traditions séculaires – et les gens d’en haut – cupides, insatiables, hors-sol, sans foi ni loi. Comme si la culture et l’art de vivre ne devaient rien à l’aristocratie, à la bourgeoisie, à ce qu’on appelait autrefois les classes supérieures.
Contre ce conservatisme appauvri, je voudrais citer le témoignage d’un autre grand intellectuel anglais issu des classes populaires : Richard Hoggart, l’auteur de La Culture du pauvre. Dans son chef-d’œuvre autobiographique, 33 Newport Street, Hoggart rend hommage au monde dont il vient mais aussi au lycée qui lui a ouvert l’esprit. Du fait de ses études, il ne lui a plus été possible d’être l’indigène à part entière de ce monde, et ce n’est pas à regretter, dit-il, car il a « goûté au fruit défendu ». « Sans vous sentir supérieur ou méprisant, écoutez vous-même et soigneusement les conversations des hommes sur un chantier de construction : les enthousiasmes et les rejets limités, les discussions sans fin au sujet de la dernière émission de jeu télévisé ou des révélations scandaleuses de leur journal sur la famille royale, le sport, le monde du spectacle, dont la répétition donne à penser qu’elles touchent à quelque chose qui dépasse les aspects superficiels de l’existence ; les bavardages sur le sexe, non moins conventionnels et non moins interminables ; la routine du langage grossier, l’humour même en grande partie d’origine sexuelle, les réactions bornées aux positions politiques simplifiées présentées par la plus grande partie de la presse populaire et colportées dans le groupe : voilà à quoi vous avez eu la chance et l’énergie d’échapper. Mais ceux qui sont restés là méritent mieux que cela, ils ne sont certainement pas aussi stupides que le donne à penser la nourriture spirituelle commerciale qu’ils reçoivent. En elles-mêmes, leurs conversations ne sont pas plus conventionnelles et pas plus répétitives que celles qu’on entend dans de nombreux clubs de golf […] Et il faut dire encore qu’on trouve dans ce genre d’endroits des individus que ce macaroni inépuisable d’informations fragmentées et idiotes mijotant dans un bouillon tiède d’opinions reçues n’a pas empêché de parvenir à une sorte de sagesse qui leur est propre. »
Hoggart est sorti de ce bouillon sans aucun mépris pour ceux qui vivent dedans. Mais il n’est plus possible aux petits Hoggart d’aujourd’hui de goûter au fruit défendu car, pour combattre les inégalités, l’école le leur a ôté de la bouche. Le conservatisme, dès lors, est-il encore possible ?
L’investiture de Trump (22 janvier)
Après la chute du mur de Berlin, la démocratie alliée à l’économie de marché semblait avoir vaincu tous ses adversaires : le fascisme et le communisme étaient à terre, ils n’exerçaient plus aucun attrait. La terrible parenthèse du xxe siècle se fermait et Francis Fukuyama théorisait cet optimisme dans son livre célèbre : La Fin de l’Histoire. Les choses, on le sait, ont tourné autrement. Les attentats contre le World Trade Center ont apporté la preuve que l’humanité était traversée de séparations que le commerce n’avait pas le pouvoir d’abolir et qu’au choc des idéologies succédait non une grande aspiration universelle mais le choc des civilisations. La thèse de Samuel Huntington l’emportait sur celle de Fukuyama. Barack Obama a cru pouvoir amortir le choc avec le grand discours du Caire, où il tendait la main au monde musulman – en pointant du doigt l’horrible laïcité à la française. Il a échoué et, nous disent ses thuriféraires, c’est un président « huntingtonien » qui vient d’entrer à la Maison-Blanche. Trump regarde la réalité en face, il ne se paie pas de mots, il se présente comme le défenseur sans complexes, non seulement des intérêts américains, mais de la civilisation occidentale. Et c’est là que le bât blesse. C’est parce que je crois que, nous autres Occidentaux, nous avons des ennemis redoutables, et que le terrorisme nous menace autant que la submersion migratoire, c’est parce que je me reconnais dans la civilisation occidentale, que je ne peux pas me reconnaître dans ce Rambo gonflé à la testostérone et tout content d’exhiber ses robinets en or. Quel rapport entre l’occidentalité définie et défendue par Kundera dans son article de 1984 : « Un Occident kidnappé : la tragédie de l’Europe centrale », et Donald Trump ? Il n’assume ni ne résume notre civilisation, il lui fait honte. Trump, c’est en guise de civilisation, l’avidité sans limites, « la passion fatale pour les richesses soudaines », la destruction de toutes les valeurs autres que celles de l’argent.
Or, et nous voici revenus à Michéa, ceux d’en bas, les perdants de la mondialisation, les cols bleus du Michigan et du Wisconsin, loin d’être horrifiés par le mépris de Trump pour les règles de la décence commune, voient en lui la revanche du peuple sur les élites. Il y a là un paradoxe que j’ai tenté d’élucider en me replongeant dans le livre authentiquement dérangeant de Hannah Arendt sur la révolution américaine : « L’effort précoce de vaincre la misère apparemment éternelle de l’humanité constitue certainement l’un des plus grands espoirs de l’Histoire de l’Occident et de l’Histoire de l’humanité. L’ennui, c’est que sous l’impact d’un flux migratoire massif et ininterrompu venu d’Europe, la lutte pour l’abolition de la pauvreté tomba de plus en plus sous la coupe des pauvres eux-mêmes, et finit ainsi sous la gouverne des idéaux issus de la pauvreté, distincts des principes qui avaient inspiré la fondation de la liberté. Car l’abondance et la consommation sans fin sont l’idéal dont rêvent les pauvres, elles sont le mirage dans le désert de la misère, en ce sens, opulence et détresse ne sont que les deux faces d’une même médaille. »
Les choses s’éclairent : Trump n’est pas le continuateur de la Révolution américaine célébrée par Hannah Arendt, il est l’incarnation du rêve américain dans sa version la plus sommaire, la plus bête, la plus vile. Le rêve américain aura-t-il raison de la révolution américaine, et même de la civilisation américaine ? Telle est la question qui se pose aujourd’hui avec une acuité absolument dramatique.
Mais Michéa a encore son mot à dire : il y a beaucoup de gens d’en bas que l’élection de l’homme dont le vocabulaire n’excède pas 300 mots désole. Hillary Clinton n’aurait pas eu trois millions de voix d’avance si une partie de ce peuple qu’on oppose aux bobos, aux hipsters et aux minorités, n’avait pas voté pour elle.
Lorsque j’ai appris cependant que certaines féministes avaient manifesté contre le racisme et la misogynie du nouveau président en brandissant la photo d’une femme revêtue d’un voile islamique aux couleurs de la bannière étoilée, je me suis dit que le rêve américain n’était pas le seul ennemi intérieur de la civilisation américaine et j’ai eu le cœur encore plus lourd.
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