La détermination de Benjamin Netanyahu à éviter les poursuites judiciaires plonge Israël dans une crise constitutionnelle sans précédent. Après des mois de contestation, les institutions, piliers de la démocratie, s’opposent ouvertement au chef du gouvernement.
Le 16 août, Yedioth Aharonot, premier quotidien israélien, faisait cette annonce en une : « D’après des sources gouvernementales, en cas de crise constitutionnelle, l’armée, les services de sécurité et le Mossad obéiront à la Cour constitutionnelle. » Oui, vous avez bien lu ! Israël en est là… Dans les coulisses du pouvoir on se prépare à un Tchernobyl constitutionnel, c’est-à-dire à une rupture entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Peut-être aurez-vous remarqué que, dans la liste, une institution et pas la moindre, manque à l’appel : la police. Le lendemain, le chef de la police nationale – qui lui aussi avait noté cette absence – profitait d’une intervention planifiée pour déclarer que « la police, bien entendu, obéirait à la loi », s’attirant une réplique immédiate de son ministre de tutelle, Itamar Ben Gvir, qui rappelait que, « selon la loi, la police obéit à un gouvernement élu par le peuple ». Toute la crise israélienne est résumée par cette passe d’armes. Un exécutif qui croit que la démocratie se résume à l’obéissance à la majorité, face à un haut fonctionnaire fidèle aux contre-pouvoirs, attaché aux libertés. Ce qu’on appelle en français un républicain.
Les contre-pouvoirs en question
Depuis le début de l’année, Israël est gouverné par une majorité parlementaire dont le projet est de transformer sa démocratie libérale en dictature de la majorité sans garantie de libertés et sans contre-pouvoirs. En l’absence de Constitution, et dans le cadre d’un régime parlementaire pur où le législatif ne fonctionne pas comme pouvoir de contrôle de l’exécutif, l’unique contre-pouvoir institutionnel est la Cour constitutionnelle. L’autre pilier de la démocratie israélienne est l’intériorisation des valeurs démocratiques par de nombreux Israéliens, simples citoyens ou fonctionnaires, et leur attachement à leur pays. Pour reprendre une formule de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, la démocratie israélienne tient car une masse critique de citoyens israéliens des élites du pays croit (encore) que les libertés son t« des vérités allant de soi ».
C’est donc aux deux socles de la société libérale, la Cour constitutionnelle et la société civile, que le gouvernement s’en prend. Pour quelle raison ? La réponse est aussi simple que désespérante : poursuivi pour plusieurs affaires d’abus de pouvoir, Benyamin Netanyahou veut empêcher la tenue de son procès. Son statut exceptionnel dans le paysage politique israélien et la base électoral forte et solide dont il jouit le placent au centre du jeu : sans lui rien n’est possible. Pour parvenir à ses fins, il a construit une alliance avec deux groupes qui, pour des raisons autrement plus profondes, ont eux aussi la Cour suprême dans leur ligne de mire.
Le premier groupe est celui des ultra-orthodoxes qui voudraient transformer Israël en une théocratie gouvernée par la loi religieuse juive. Le deuxième estcelui des colons fondamentalistes, religieux et nationalistes, qui prétendent annexer tous les territoires à l’ouest du Jourdain sans accorder de droits aux non-juifs qui y vivent. Quant à la base de Netanyahou, elle préfère la synagogue aux libertés.
Si la dimension des origines n’est pas étrangère aux fractures israéliennes, il serait trop simple de les réduire au clivage « ashkénazes/sépharades ». Les « pro-Bibi », plutôt sépharades, n’ont pas de problème avec les colons ou des ultra-orthodoxes ashkénazes. Ils sont plutôt fâchés avec les valeurs libérales, en particulier avec la séparation entre politique et religieux.
Coalition cauchemardesque
Face à cette coalition cauchemardesque, le camp de la démocratie libérale a dégainé une arme redoutable. Au-delà d’une mobilisation épique (manifs du samedi soir, marche vers Jérusalem, initiatives locales de harcèlement des représentants de la majorité) qui dure plus de huit mois, de nombreux Israéliens ont décidé de suspendre leur contribution à la sécurité nationale. Or, le camp démocratique israélien es tune « élite de service », surtout militaire. Officiers, pilotes, unités d’élite, renseignement, technologie : tout ce qui fait de l’armée israélienne un outil souple et efficace repose sur leur volonté de servir leur pays au-delà du devoir.
Pour le moment, il ne s’agit pas de désobéir. Les enfants répondent présents dès leur 18 ans et leurs parents font de même quand ils doivent accomplir leur service de réservistes. En revanche, les réservistes bénévoles ne veulent plus servir un régime qu’ils jugent non démocratique, donc illégitime. Or, les réservistes bénévoles sont pleinement intégrés dans de nombreuses unités, en particulier les escadrons de l’armée de l’air, où ils vont voler et s’entraîner toutes les semaines. Ils sont aussi convoqués, parfois par simple coup de fil, bien au-delà de l’âge légal. Ce sont les officiers et les pilotes les plus expérimentés, les instructeurs chevronnés, ceux qui garantissent le fonctionnement, en temps de paix et de guerre – ou pendant les opérations spéciales – des centres de contrôle opérationnel, permanences et autres chaînons essentiels du commandement. Sans eux, sans leur assentiment à donner bien plus que ce que la loi exige d’eux, l’armée perd de ses compétences.
Les prochaines semaines vont être dignes du nom que leur a donné la tradition juive : « Les jours redoutables »– terme qui désigne la saison pénitentielle qui précède Yom Kippour. Les digues institutionnelles se sont effondrées ; Israël est proche du« Ground Zero »du droit constitutionnel, c’est l’existence de la Cité qui est menacée.
Il existe cependant des raisons d’espérer. D’abord, le camp de la sécularisation est énorme, vigoureux et sain – contrairement aux gilets jaunes, ce camp a déjà fait émerger un leadership formidable et, depuis neuf mois, il a su éviter jalousies, ressentiments et récupérations. Ensuite, il est possible que Netanyahou soit allé trop loin. L’homme qui doit son pouvoir à son art consommé de la manipulation des clivages traditionnels de la politique israélienne (juifs/Arabes, religieux/laïcs, deux États/annexion, ashkénazes/sépharades) vient d’en créer un nouveau : pour ou contre la démocratie libérale. Désormais Israël se pose la question de son régime, une question qui efface toutes les autres, forge de nouveaux camps et de nouvelles alliances et ouvre la voie à de nouvelles majorités de gouvernement. La première république israélienne est à l’agonie, mais il existe des forces politiques capables de porter la deuxième sur ses fonts baptismaux.