Il y a, d’après le regretté Michel Delpech, trente manières de quitter une fille. On peut penser qu’il y en a autant, aujourd’hui, de quitter l’Union européenne ou d’essayer de le faire car elle a tout de même beaucoup perdu de son charme, la jeune fille belle comme la paix qui s’est transformée en virago libre-échangiste paradoxalement couverte de nouveaux barbelés.
On peut, avec elle, n’en faire qu’à sa tête mais sans éclats de voix. La discrétion n’est pas médiatique et deux pays, l’Islande et le Portugal, que rien ne semble rapprocher, si ce n’est la présence dans le même groupe pour l’Euro 2016 (on parle ici du foot, pas de la monnaie), en profitent pour appliquer chacun à leur manière ce que l’on pourrait appeler la tactique Bartleby. On se souviendra que ce personnage de Melville décide un beau matin, à chaque fois qu’on lui demande de faire quelque chose, de répondre par la formule « Je préférerais ne pas ».
Pour l’Islande, c’est « Je préférerais ne pas entrer dans l’Union européenne ». C’est un peu vexant pour Bruxelles, cette histoire islandaise. Voilà un pays qui affiche une santé économique insolente : une croissance de 4 % en 2015 tirée par la consommation des ménages, des investissements en augmentation de 18,6 % et un taux de chômage de 2,8 %. Comme pour préserver ces excellents résultats, les Islandais depuis mars 2015 ont officiellement retiré leur demande d’adhésion déposée en 2009 et c’est le Premier ministre Gunnlaugsson qui enfonçait le clou en novembre de la même année : « Nous n’aurions pu sortir de la crise si nous avions été membre de l’Union européenne », a-t-il déclaré, ajoutant « Si toutes nos dettes avaient été en euros, et si nous avions été obligés de faire la même chose que l’Irlande ou la Grèce et de prendre la responsabilité des dettes des banques en faillite, cela aurait été catastrophique pour nous sur le plan économique. » À quoi faisait donc allusion le Premier ministre ? Au fait que l’Islande ne produit pas seulement des grandes blondes et des auteurs de romans noirs qui se vendent à des millions d’exemplaires dans le monde mais aussi, à l’occasion, des révolutions.
Elle s’apprête d’ailleurs, ces temps-ci, à en connaître une, suite aux Panama Papers qui ont mouillé Gunnlaugsson, son gouvernement et même la présidente. On a annoncé des élections anticipées et le Parti pirate, ouvertement libertaire, caracole à 43% dans les sondages. Mais revenons à celle qu’on appela la « révolution des casseroles » consécutive à la crise financière de 2008 qui frappa avec une brutalité extrême l’Islande pourtant considérée, avant ce désastre, comme l’archétype de l’économie financiarisée avec un secteur bancaire hypertrophié, notamment via la banque Landsbanki et sa filiale en ligne Icesave. Quand tout s’effondre, dans un premier temps le gouvernement accepte le plan du FMI, et les Islandais se retrouvent avec une dette insoutenable, 13 000 euros par habitant à cause d’Icesave, en plus des remboursements déjà prévus par le FMI. Comme il est hors de question pour ces Vikings de payer pour les fautes de leurs banquiers, ils disent non à deux référendums, manifestent violemment et au bout du compte chassent manu militari un gouvernement trop accommodant avec les créanciers britanniques et hollandais de Icesave. Au passage, on met en place le contrôle des capitaux, on dévalue et on condamne des banquiers à des peines de prison ferme. Excessif peut-être, mais il faut dire que les Islandais avaient en plus assez peu apprécié d’être placés par Gordon Brown sur la liste des États terroristes au même titre que la Corée du Nord ou le Soudan. À la fin, la gauche emporte les élections, proclame une assemblée constituante et annule la dette. Malgré le changement de majorité aux élections suivantes, la dette ne sera pas remboursée par les Islandais et l’Islande gagnera d’ailleurs le procès intenté par ses créanciers devant le tribunal de l’AELE (Association européenne de libre-échange), le 28 janvier 2013. On comprend mieux, du coup, que les Islandais « préfèrent ne pas » avoir connu le sort humiliant d’une Grèce mise sous tutelle.
Le Portugal, lui, est dans l’Union européenne, mais apparemment il doit avoir coupé ses lignes téléphoniques avec Bruxelles. En octobre 2015, à peu près au moment où le Premier ministre islandais se montre si désobligeant, les Portugais votent pour des élections législatives. On les trouve bien gentils, les Portugais, si on les compare aux Grecs, à ce moment-là. De vrais enfants modèles, shootés à la monnaie unique et à l’austérité, pas comme les cossards d’Athènes. Eux ont accepté les retraites rognées à l’extrême, l’abaissement du salaire minimum, les privatisations, l’allongement de la durée de travail. Enfin bref, l’arsenal habituel chargé de réduire les déficits en étranglant la consommation, ce que même le FMI commence à trouver assez absurde puisque la situation économique ne s’améliore pas malgré les sacrifices de la population. Mais enfin, du côté de Bruxelles, on est confiant. Le Premier ministre sortant de droite, Pedro Passos Coehlo, est haut dans les sondages même s’il perd des points tandis que le socialiste Antonio Costa, lui, fait campagne au centre. Il n’y a pas d’extrême droite et la gauche radicale est divisée en deux forces égales, le Bloc de gauche et le CDU, une alliance entre le parti communiste et les écologistes.
Du côté de Bruxelles, on se dit que l’affaire est dans le sac : la droite arrive en tête avec 102 sièges, le PS suit avec 86 tandis que les deux partis de gauche en totalisent 36. On soupire de soulagement du côté de la Commission. Passos Coelho va pouvoir poursuivre sa politique, éventuellement dans une grande coalition avec le PS. Sauf que du côté du PS d’Antonio Costa, et contrairement au SPD qui s’était trouvé dans la même situation face à Merkel, on fait les comptes : il y a bien une majorité de gauche alternative et c’est finalement Antonio Costa qui devient Premier ministre bénéficiant du soutien sans participation de la gauche radicale. Un peu comme si, en Allemagne, le SPD avait bénéficié du soutien des Verts et de Die Linke pour empêcher Merkel d’être une nouvelle fois chancelière.
Dans une espèce de prétérition typique des hauts fonctionnaires européens, Pierre Moscovici, commissaire aux Affaires économiques, annonce début mars, avant le vote du premier budget du nouveau gouvernement portugais : « Nous ne donnons pas de leçons et n’allons pas nous immiscer indûment dans des politiques nationales, mais nous prodiguerons des conseils. » C’est que la nouvelle politique portugaise a de quoi faire frémir les orthodoxes : arrêt des privatisations, retour aux trente-cinq heures, baisse des impôts pour les ménages modestes, augmentation du salaire minimum prévu pour arriver à 600 euros en fin de législature. Bruxelles tique, les marchés financiers aussi mais Antonio Costa manœuvre plutôt bien : il évite le cauchemar de la « pasokisation » de son parti (le PS grec ayant disparu des écrans radars à cause de sa participation aux coalitions austéritaires) mais il ne fait pas le matamore.
C’est qu’il sait sans doute, comme son homologue islandais, qu’être une petite nation périphérique a du bon et que du côté de Bruxelles, on ne peut se permettre un deuxième épisode grec, étant donné l’urgence de la situation alors que Schengen implose avec la crise des migrants et qu’un Brexit est toujours possible. Bref, quand un contexte historique favorable se conjugue à la volonté politique, l’Union européenne est confrontée à des formes inédites de sécessions douces de pays « qui préféreraient ne pas ».
>>> Cet article est paru initialement dans le numéro d’avril de Causeur consacré à « L’Europe désarmée ».
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