Après des décennies de violence on ne peut plus dire que l’islam n’a rien à voir avec l’islamisme. Chaque attentat met en évidence une cascade de complicités allant de la relativisation à l’apologie, de l’indulgence à la justification, le tout enrobé d’un complotisme victimaire.
« Ici les gens sont tranquilles, pas genre djihadistes, encore moins terroristes. Mais à l’intérieur d’eux, une petite voix leur souffle que condamner le voyage en Syrie serait un peu se trahir et qu’une fille portant le voile sera toujours mieux que celle aimant la fête. »
C’est ainsi qu’une jeune musulmane âgée d’une trentaine d’années décrit dans Le Monde, quelques jours après l’attentat du Bataclan, l’ambiance à Clichy-sous-Bois. Elle était amie avec Hasna Aït Boulahcen, tuée pendant l’assaut des forces de l’ordre à Saint-Denis contre la planque de son cousin, Abdelhamid Abaaoud, planificateur présumé des attentats du 13 novembre. La jeune femme parle de « gens tranquilles », ceux qu’on évoque sur les plateaux de télé comme « des Français comme vous et moi », qui ne pourraient pas faire de mal à une mouche. La diversité, la nouvelle petite classe moyenne intégrée, des gens sans histoire, ni terroristes ni fichés S. Sauf que beaucoup entendent une petite voix intérieure qui instille en eux le rejet de leurs concitoyens non musulmans et de leurs mœurs. Cette petite voix les empêche de condamner sincèrement chez eux, hors caméras, devant leurs enfants et leurs proches, ces autres, pas tranquilles du tout, qui tuent leurs concitoyens.
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Djihadistes, islamistes, musulmans : ces trois cercles concentriques sont-ils intrinsèquement liés ?
Samedi 17 janvier 2015, dix mois avant les attentats du Bataclan et dix jours après ceux qui ont frappé la rédaction de Charlie Hebdo. À la Grande Mosquée de Paris, centre historique de l’islam traditionnel, des adultes suivent, tous les samedis et dimanches, de 9 heures à 19 heures, une formation d’imam ou d’aumônier.
Les 10 et 11 janvier, ces cours avaient été suspendus. Une semaine plus tard, Ariane Chemin et Anna Villechenon, deux journalistes du Monde, y assistent à une séance où les élèves imams sont invités à échanger autour des « événements », terme qui désigne en ce lieu les attentats des 7, 8 et 9 janvier – et qui, volontairement ou pas, rappelle la grammaire de la guerre d’Algérie. Les journalistes le constatent très vite : « Personne ici ne se sent Charlie. » Le formateur, Missoum Chaoui, aumônier pénitentiaire en Île-de-France, non plus. Il encourage ses étudiants à ne pas laisser dire que les attentats ont été commis au nom de l’islam, ou au nom de Mahomet. « Ouvrez vos pages Facebook, allez sur Internet. Ils ont sorti leurs plumes empoisonnées, sortez les plumes de la paix pour dire qui était vraiment le Prophète. »
L’un des futurs cadres de l’« islam de France », un vieil homme à bonnet blanc, dit ne pas croire « la version des médias ». Pour lui, « le scénario des attentats est préparé d’avance par d’autres ». « On n’a pas vu leurs visages, explique-t-il, c’est la preuve à cent pour cent. » Quand le formateur essaie de le pousser dans ces retranchements, une femme prend la parole pour rappeler que « ce journal était au bord de la faillite, il y a beaucoup de musulmans en France, on a provoqué un événement… et maintenant ils ont beaucoup d’argent. » Conclusion du récit : « Certains hochent la tête, d’autres pas, mais la salle entière se tait, y compris le professeur. Deux ou trois questions plus tard, le cours est levé. »
Complotisme de bas étage
Cette scène ne s’est pas produite dans une des cités de Clichy-sous-Bois où habitent des Français « comme vous et moi », mais dans le temple de l’islam en France, dans l’école supposée former les imams et les aumôniers dont la République attend qu’ils se battent dans les rues des Trappes, des Argenteuil et des Saint-Denis contre ceux qui dévoient l’islam. Et on découvre que, dix jours à peine après les attentats qui ont frappé la nation de stupeur, ces « hussards de l’islam de France » assument devant des journalistes un complotisme de bas étage et une haine de l’un des trois piliers de la devise française : la liberté ; qu’ils insinuent, affirment même que Coulibaly et les frères Kouachi auraient agi « pour le compte des services »… Où s’arrête ici l’islamisme et où commence l’islam qui n’a rien à voir avec lui-même ? Comment ne pas généraliser ? Cette scène rapportée par Le Monde ne rend-elle pas légitime l’amalgame entre les « tranquilles » qui n’en pensent pas moins et ceux qui passent à l’acte ?
Six ans ont passé depuis, Chems-eddine Hafiz est désormais à la tête de la Grande Mosquée de Paris. En 2006, avec ses confrères Me Szpiner et Me Bigot, il avait assigné en justice Charlie Hebdo pour avoir publié les caricatures de Mahomet, mais maintenant, on soupçonnerait presque que l’imam Chalgoumi est son spin doctor tant ses discours sont républicains et applaudis. Ce 21 octobre, quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, Hafiz a cependant dû rendre des comptes face à Patrick Cohen sur Europe 1. « En 2006, vous étiez avocat. Vous regrettez la plainte contre Charlie ? » lui demande le journaliste.
« Non, pas du tout, car c’est une histoire de contexte. Il était important de faire de la pédagogie. J’ai voulu à travers cette plainte montrer que nous sommes républicains. À l’étranger : on brûlait des drapeaux devant les ambassades de France. Moi je voulais dire aux Français que nous portons plainte, nous ne lançons pas de fatwas. » Pas mal trouvé. Nous préférons en effet ceux qui saisissent la Justice à ceux qui égorgent. Seulement, c’est aussi à l’occasion de ce procès retentissant, perdu par les censeurs, qu’on a accroché une cible dans le dos à ceux de Charlie.
Les propos des apprentis imams quelques jours après les tueries de janvier 2015 exposent les murs anthropologiques invisibles qui, derrière une apparente intégration, séparent une fraction non négligeable des musulmans français, particulièrement de la jeunesse, du reste de la société. Et ne parlons pas des Français issus des sociétés africaines traditionnelles, musulmanes ou pas. Cela ne date pas d’hier.
Pendant les années 1990, Magyd Cherfi était le chanteur, d’origine kabyle, du groupe toulousain Zebda, incarnation d’une gauche qui n’avait pas encore répudié les prolétaires pour les immigrés. En 2016, dans Ma part de Gaulois, il raconte l’histoire de sa famille installée en France au début des années 1960 dans une cité HLM à Toulouse. Il est élevé en vase clos dans un environnement où la culture arabo-musulmane est hégémonique. Pour nombre de voisins de sa cité, la France est une criminelle qu’il faut exploiter avant de retourner au pays. Mais Magyd a de la chance : sa mère s’intéresse à sa scolarité quand celles de ses copains pensent que l’école est une perte de temps et l’intégration, une bonne blague. Lui-même, bon élève, est traité de « pédé » et la violence de ses petits voisins l’empêche d’inviter chez lui ses camarades de classe « français ». En somme avant de conclure qu’il est « rejeté par la France », Magyd Cherfi raconte comment, bien avant le chômage de masse et la crise économique, les Maghrébins de sa cité d’enfance rejetaient collectivement la France comme patrie. Pire, ceux qui, comme ses parents, voulaient profiter des opportunités d’émancipation qu’offre la France subissaient une pression sociale pouvant aller jusqu’à la violence physique.
Cinq ans plus tard, il offre un tout autre récit. Le 5 octobre 2020, invité sur France Culture pour évoquer son dernier livre La Part du Sarrasin, il déclare : « Mes parents vivaient tête baissée, je voyais mes copains échouer à l’école, les quartiers nord de Toulouse où on vivait c’était des petites Algérie. La France a un vœu pieu, celui de l’universalité et, en même temps, “n’allons pas trop loin”. » Lui qui avait eu le courage (ou l’inconscience) de raconter des faits bruts, de témoigner du refus de l’intégration par nombre d’habitants des quartiers de son enfance, a réécrit l’histoire. Et cette fois, il n’y a pas Malika Sorel pour lui porter la contradiction, comme dans Répliques en octobre 2016.
Quatre grands groupes
Une ligne directe relie les voisins toulousains des Cherfi des années 1960-1970 aux élèves imams de la Grande Mosquée de Paris et aux voisins de Hasna Aït Boulahcen à Clichy-Sous-Bois de 2015. Et malheureusement, de nombreuses études et ouvrages laissent penser qu’on peut généraliser ce constat à une partie importante de la « rue musulmane » en France. Dans Qui sont-ils ? Enquête sur les jeunes musulmans de France, ouvrage paru en 2016, le sociologue Tarik Yildiz distingue, à partir des entretiens qu’il a menés, quatre grands groupes de musulmans : les « superficiels », les « exclusifs », les « communautaristes » et enfin les « discrets ». Les musulmans « superficiels » se caractérisent par une forte dissonance entre leur pratique légère et leur vision ultra ritualiste de l’islam. Pour ces jeunes (souvent ex- ou toujours délinquants), la religion est composée de deux listes de cases à cocher, l’une menant au paradis, l’autre en enfer. Ils ne respectent pas eux-mêmes cet ensemble rigide, d’où leur sentiment de culpabilité qui les prédispose à considérer comme des modèles ceux qui appliquent la règle à la lettre. Ces derniers sont les « musulmans exclusifs », souvent salafistes. Fréquemment issus du premier groupe, les « exclusifs » ont changé de manière spectaculaire et abrupte, en quelques semaines ou mois. Ils appliquent très strictement les rites et les préconisations de certains cheikhs sunnites, tiennent les discours les plus radicaux et aspirent à former une véritable contre-société.
À côté de ce noyau dur, on trouve les « communautaristes ». Contrairement aux deux groupes précédents, ils ne s’inscrivent pas en opposition frontale avec la société française. Ils tentent de développer une pratique collective de l’islam, nécessairement plus consensuelle, et ne tiennent donc pas un discours radical. En revanche, ils réclament des passe-droits en tant que musulmans, conformément à l’idée qu’ils se font de la société britannique, qui est leur société occidentale idéale : fonctionnaires voilées, femmes traitées par des médecins femmes, horaires séparés dans les piscines, une plage horaire le vendredi dans leur entreprise pour pouvoir prier, etc.
Prime du prestige
Restent, enfin, les musulmans « discrets » – ceux qui sont profondément comme vous et moi. Parfois très pratiquants, ils cantonnent la religion à la sphère privée et refusent tout intermédiaire communautaire entre l’État et le citoyen, dans le droit fil de la tradition républicaine française. Fondus dans la culture nationale, ces musulmans appliquent les rites, mais s’adaptent en société lorsqu’il y a un choix à faire et font des accommodements dans l’espace public. On peut espérer que, dans les générations les plus âgées en tout cas, ils sont majoritaires.
Le problème, c’est que ce sont les plus radicaux, dans le discours et dans l’ostentation, qui ont le vent dans le dos, car ils bénéficient d’une « prime du prestige ». C’est ainsi que le jeûne du ramadan, le hallal ou le voile se sont très largement répandus ces trente dernières années, la majorité s’alignant progressivement sur les plus actifs des « exclusifs », essentiellement salafistes. En revanche, les « discrets » n’ont que très peu de prise sur les « communautaires » et « superficiels ». D’autres travaux, plus rigoureux au plan statistique, comme ceux de l’institut Montaigne (« La fabrique de l’islamisme », 2018) ou l’enquête réalisée par la Fondation Jean-Jaurès pour Charlie Hebdo début septembre, conduisent à la même attristante conclusion : les salafistes semblent être le surmoi, la « petite voix intérieure », d’un grand nombre des musulmans français.
Les témoignages d’enseignants et de fonctionnaires s’enchaînent, révélant que l’assassin n’était ni un cas isolé ni un loup solitaire
L’attentat islamiste qui a visé Samuel Paty le 16 octobre 2020 ne fait hélas que confirmer cette thèse. L’enquête de police, que nous avons pu consulter, montre comment la chasse à l’homme blasphémateur a mis à contribution le musulman offensé, le musulman indigné, le musulman lyncheur, l’islamiste politique et enfin le djihadiste.
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La France se réveille avec la gueule de bois. Les témoignages d’enseignants et plus généralement de fonctionnaires s’enchaînent, révélant que l’assassin n’était ni un cas isolé ni un loup solitaire. Même la parole des théologiens se libère. Le 22 octobre, dans « Balance ton post » (C8), Tarek Oubrou, l’un des clercs les plus influents de l’islam de France, est interrogé sur « l’amalgame » : « Vous savez, la frontière est très mince entre l’islam et l’islamisme […]. L’islamisme n’a pas inventé de nouvelle doctrine, il a recyclé la théologie politique ancienne. » L’ennui, c’est que l’islam non plus n’a pas inventé une nouvelle doctrine susceptible d’accompagner son acculturation à la pensée critique. Le résultat, c’est que cette « frontière mince » est de plus en plus impalpable.