La femme voilée, cette inconnue


La femme voilée, cette inconnue
Jeune musulmane américaine. Sipa. Numéro de reportage : AP20480916_000022.
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Jeune musulmane américaine. Sipa. Numéro de reportage : AP20480916_000022.

Au cri de « démystifions le tissu », on nous propose d’en rajouter. « Il y a autant de voiles que de femmes. C’est la personne qui le porte qui donne une signification à son vêtement, et elle est la seule légitime à le faire » expliquent avec pédagogie les organisateurs du « Hijab day ». Le mot est lâché : le voile serait un accessoire de mode mettant en valeur l’individu, soumis à nos caprices et non l’inverse, mariage étrange entre un signe de domination et la demande d’autonomie individuelle. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! » disait Pascal. Un chiffon peut désormais oppresser les femmes en Afghanistan et libérer les Françaises.

Cette inadéquation entre le sens que l’on donne à certaines pratiques religieuses en France et celui qu’elles revêtent ailleurs n’est pas sans questionner. L’amalgamite étant devenue la nouvelle maladie, on ne sait plus à quel interprète légitime se vouer. A force de répéter que rien, absolument rien ne rapproche Kouachi, Abaaoud, Adbeslam et compères de nos compatriotes musulmans « modérés et républicains », au nom du nouveau mantra « l’islam est une religion de paix et d’amour » répété par les imams autorisés autant que par des athées revendiqués, on en vient à décréter que n’est musulman que ce qui est « paix et amour ». Dans cette acception, le voile ne peut que valoriser l’individu, libérer la femme, tant et si bien que l’on se demande s’il a encore quelque chose en commun avec la religion dont il se réclame.

Il est difficile d’avoir un débat sensé sur une religion qui ne permet à personne d’avoir le dernier mot. Entre NotInMyName et JeSuisKouachi, y a-t-il un seulement un fond commun substantiel ? Tous, nous aimerions penser qu’il n’y a qu’un hasard fortuit entre ce dont se revendiquent l’Etat islamique et Malek Chebel, mais il n’aura échappé à personne que ces derniers prêchent malgré tout pour la même paroisse. Nos cerveaux, si habitués aux anciennes catégories du monde catholique, semblent avoir oublié ce qu’est une « religion du Livre » : une religion pour laquelle il n’existe aucune autorité interprétative compétente. Sous ce rapport, le fond dogmatique de l’islam est on ne peut plus minimal : comparez seulement le Credo de Nicée-Constantinople à la Chahada (profession de foi)… en terme de Vérité de foi unifiant le corps des croyants, il faut admettre que c’est assez pauvre.

Tout comme le protestantisme, l’islam est intrinsèquement divisé, pour le meilleur et pour le pire. Et il semble aussi peu pertinent de rapprocher ma tranquille voisine fêtant l’Aid d’un imam pensant que la musique transforme en cochon (sic), que d’imaginer que le calvinisme et l’évangélisme ont la même compréhension théologique de l’Evangile.

Puisqu’il n’existe aucune hiérarchie compétente, on voit mal comment une interprétation du Coran pourrait faire jurisprudence de façon unifiée au sein du monde musulman. Voilà où nous a mené l’anti-dogmatisme ! Le petit foulard fuchsia agrémenté d’un maquillage soigné et assorti aux chaussures très in de ma camarade sciences-piste ne serait ni plus ni moins halal que le voile intégral qu’exhibe la jeune convertie à l’islam. Le « pas d’amalgame » devrait alors fonctionner dans les deux sens. Le reste relèvera sans doute  d’un rapport de force politique.

Mais il y a davantage à dire sur le sens du voile que reflète le « Hijab day » ; il révèle dans le même temps la forme « protestante » de l’islam, et qu’une interprétation sans doute inédite de la foi musulmane se fait jour en France. Le musulman modéré, celui qui crie au « pas d’amalgame » et qui fait des campagnes Twitter pour montrer combien l’islam est compatible avec la modernité et la République, est sans doute plus républicain que nous tous : il effectue un tri dans sa religion, fondement de son rapport au monde, à partir de valeurs qui lui sont a priori extérieures – du moins culturellement. L’islam étant une religion d’interprétation d’un texte écrit il y a plusieurs siècles, sans tradition, sans clergé unifié, il y a fort à parier que ce type d’attitude – j’en pioche, j’en laisse, je suis moderne avant tout – entérine un nouveau courant.

S’il est aussi ridicule de penser que l’on puisse « démystifier » le voile d’une musulmane comme celui d’une religieuse, dans ce nouveau discours pour rendre le voile « attractif » et plus seulement « obligatoire », un changement normatif s’opère. Sans disparaître pour autant, le religieux se transforme par l’intégration de nouvelles normes. Lorsqu’une participante du « Hijab day » confie au Point se sentir « plus libre » depuis qu’elle porte le voile, n’intègre-t-elle pas des normes individuelles occidentales, modernes, et ce faisant, ne transforme-t-elle effectivement pas le sens de son voile ? En affirmant que c’est « la personne qui le porte qui donne une signification à son voile », des musulmanes offrent un discours résolument relativiste et sûrement assez éloigné de l’interprétation majoritaire du texte. Elles entérinent le principe ô combien moderne de la séparation entre le signe et son sens. Comme religion du Livre, la pratique de l’islam dépend de l’interprétation que les musulmans en font : si le voile devient subjectif, les libéraux et modernes de tous crins ne devraient-il pas s’en réjouir ? Que les laïcards grincent des dents, un 1905 pour l’islam ne sera pas utile, la sécularisation commence par le tissu mais ne s’y arrêtera probablement pas.

Plutôt que la solidarité avec les voilées stigmatisées dans leur version très contemporaine de l’islam, je préfère la solidarité avec celles pour qui il a toujours aujourd’hui le sens d’antan. Mais cela ne m’empêche pas de remarquer qu’un islam de France advient, transformé au contact des valeurs de la seule culture qui semble valoir désormais : individu, apparence, consumérisme et libre disposition de soi. Me voilà rassurée.



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