Islam et République, le dialogue d’aveugles


Islam et République, le dialogue d’aveugles

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La tuerie de Charlie Hebdo et celle de l’Hyper Cacher créeront-elles un choc salutaire dans la société française en général, et chez les Français de confession musulmane en particulier ? Ou bien, l’émotion passée, reprendrons-nous nos habitudes conformistes sans nous interroger ni nous réformer ?

La société française a tendance à refuser son propre examen. Elle préfère dans bien des cas ne pas se confronter à la dureté des réalités. Je voudrais, ici, souligner un double déni. Un premier déni, de la part de nos institutions et de la population « majoritaire », vis-à-vis des citoyens ayant des références socioculturelles dans l’ancien empire colonial français : cet aveuglement plus ou moins volontaire conduit à minimiser le « fait religieux » et donc son importance dans le « vivre-ensemble ». Le second déni est le fait des musulmans : prompts à se démarquer du terrorisme islamiste, ils ont tendance à détourner le regard, ignorants ou démunis face à une réalité qui heurte tout humain doté d’un minimum de conscience.[access capability= »lire_inedits »]

La frustration des indépendances

Au contraire de l’Angleterre, la France des « après-indépendances » s’est retrouvée dans un paradoxe cruel. Au moins dans un cas, sûrement le plus emblématique de tous : l’après-Algérie française. Ses nationaux (près d’un million de pieds-noirs) ont dû quitter douloureusement l’Algérie devenue indépendante après huit années de guerre qualifiée de « maintien de l’ordre », tandis que cette même France en reconstruction a fait venir des dizaines de milliers de travailleurs issus de cette même Algérie indépendante. Ainsi, ces Algériens, qui, pour la plupart, avaient voulu la liberté, se retrouvaient à vendre leur force de travail à l’ancienne puissance colonisatrice.

Le déni fut tel qu’il a fallu attendre 1999 pour que l’Assemblée nationale française reconnaisse qu’il s’agissait bien d’une guerre entre la France et le peuple algérien. Des migrants et de leurs enfants, on a globalement exigé qu’ils fassent preuve de leur capacité à s’intégrer sans véritablement s’interroger sur nos institutions ni demander des comptes à nos responsables sur leur capacité à « faire place » aux nouvelles populations dans l’espace national français. Ce faisant, la France, de gauche comme de droite, s’est dispensée de s’interroger sur toute une série de mécanismes discriminatoires à l’œuvre, depuis le traitement policier particulier des populations jeunes au « faciès » basané jusqu’à l’accès inégal au marché du travail et au logement, en passant par la surreprésentation , déjà, à l’époque, des « minorités visibles » dans les prisons, et par la faible présence de candidats « arabes » et « noirs » sur les listes des partis pour les élections à dimension nationale.

Le modèle français, fondé sur l’intégration des individus sans référence à leur origine ethnique, nationale, religieuse, a montré ses qualités au cours des deux derniers siècles, et il reste pertinent lorsque règne le plein-emploi et que chacun peut trouver des revenus suffisants en toute dignité. Mais une société française qui compte quatre millions de chômeurs ne peut pas fonctionner de manière satisfaisante et paisible lorsque, parmi ceux-ci, la proportion de jeunes issus des immigrations postcoloniales est considérable.

Le sentiment d’être « mal-aimés », « laissés pour compte » et « stigmatisés » est dominant dans cette jeunesse-là. Même celles et ceux qui ont eu des parcours scolaires et professionnels respectables en viennent à trouver la France cruelle et, las d’être regardés comme « illégitimes », ils envisagent de s’expatrier au Qatar, à Dubai, en Suisse, en Grande-Bretagne, au Canada, etc. Voilà qui devrait alerter les responsables ! À moins qu’ils se satisfassent de cet exode…

Les élites démunies

Les terroristes comme Merah, Kouachi et autres Coulibaly sont l’aboutissement de facteurs multiples, au premier rang desquels un rapport à l’islam où la haine se nourrit de certains foyers en guerre dans le monde arabe, et on ne saurait incriminer pour cela d’abord la société française. Mais il faut regarder en face le « décrochage » d’une partie très importante de la jeunesse « franco-maghrébine » ou « franco-musulmane » par rapport à la société française, qui n’a pas tenu ses promesses. Ceux qu’on dit pudiquement « de banlieue » (même quand ils n’en sont pas !) en arrivent à un « mésamour » de la France. Pour nombre d’entre eux, les figures terroristes islamistes, d’Oussama Ben Laden à Amédy Coulibaly, suscitent à la fois répulsion et séduction. C’est ainsi que, dans nos prisons, les détenus des « minorités visibles », qui ont suivi en direct, sur leurs écrans de télévision ou de Smartphone, la prise d’otages meurtrière de l’Hyper Cacher, ont exprimé des sentiments sans grande ambiguïté, aussi bien à l’égard des juifs qu’à l’égard des policiers. Ne nous le cachons pas : certains se sont réjouis de ces actes.

L’installation de l’islam en France aurait pu se réaliser d’une manière beaucoup moins conflictuelle, si la situation économico-sociale de la France et de l’Europe avait été meilleure et la  configuration géopolitique internationale différente. En effet, cette installation massive de l’islam dans une société qui ne l’imaginait pas cinquante ans plus tôt intervient sur fond de « revivalisme » musulman mondial où des courants puritains et dominateurs tendent à s’imposer grâce à la rente du pétrole, et dans un contexte historique d’implosion du monde arabe qui libère des forces destructrices. De surcroît, le développement des nouvelles technologies rend la maîtrise de l’information par les démocraties de plus en plus difficile, tandis que des influences extérieures néfastes pour la paix sociale peuvent s’exercer beaucoup plus facilement qu’autrefois. « L’islam du Web » exerce aujourd’hui une influence plus importante sur les jeunes musulmans de France que les imams de quartier et les parents, sans parler des « cadres officiels » de l’islam de France, que les pouvoirs publics se sont choisis comme interlocuteurs, et qui souvent n’ont aucun poids auprès des fidèles !

On ne réécrira pas ici la relation conflictuelle de la République avec l’Église catholique, qui a marqué deux siècles de l’histoire politique française. L’accélération de la déchristianisation depuis les années 1970 (qui se confirme jour après jour, même si l’Église résiste encore bien !) a pu laisser penser à certains qu’on en avait fini avec les religions. Or l’installation massive et très visible de l’islam est venue briser cet espoir.

Davantage habituées aux compromis… ou aux complaisances avec l’Église catholique, nos élites politiques ont fait preuve en ce domaine d’une gestion globalement désastreuse. La réponse « au coup par coup » a souvent servi de ligne politique, laissant parfois émerger une sorte de condescendance coupable à l’égard de la religion des ex-colonisés. C’est ainsi qu’on s’est satisfait de cadres du culte musulman qui, non seulement ne connaissaient pas le français et ne cherchaient pas à l’apprendre, mais qui tenaient publiquement des discours d’une grande indigence intellectuelle qu’on n’aurait pas tolérés de la part de rabbins et de prêtres. Dans tous les cas, au nom de la sacro-sainte laïcité des institutions, et particulièrement de l’école républicaine, l’État n’a pas favorisé la promotion d’un islam savant ni le développement d’une islamologie critique, à l’université par exemple.

Quant à la « classe médiatique », surtout pour ce qui concerne les chaînes de télévision en quête de sensationnel, elle préfère mettre en scène des musulmans de caricature, qui parlent un français approximatif ou font les malins avec leur « look ». Ou alors, elle s’adresse à des musulmans de foi ou de culture, dont la critique abrupte de l’islam vient renforcer les opinions défavorables à l’égard de cette religion. Le religieux comme dimension constitutive de l’être individuel et collectif est globalement considéré comme obscurantiste ou gênant, et la tendance est de le cacher le plus possible. Or ce n’est pas en niant sa réalité, ou en tentant d’en diminuer la prégnance, qu’on peut le gérer !

Le déni des musulmans

Venons-en à l’autre déni. Les responsables religieux musulmans, confrontés aux violences commises au nom de l’islam, sont prompts à proclamer : « Ceci n’est pas l’islam ! » ; « L’islam est une religion de paix ! ». Mais ce discours n’est plus convaincant, ni même audible, tant sont nombreuses et répétées ces violences meurtrières à revendication islamique.

Mieux vaut regarder cette réalité en face : « islam » est effectivement devenu un gros mot, un mot qui divise et qui sépare. Le Coran est au sens propre mis à toutes les sauces et invoqué à tort et à travers, que ce soit pour légitimer ou pour délégitimer des idées ou des actes. Un intellectuel par ailleurs respectable comme Abdelwahab Meddeb, qui vient de disparaître, ne sachant pas par quel bout traiter le problème, n’a pas craint de s’écrier que la violence était dans le texte. Beaucoup ont applaudi à cette philippique qui confortait trop bien leurs propres convictions sur la violence présumée ontologique de l’islam. D’autres protestent que non, l’islam, leur islam, est et ne peut être que pacifique.

Pourquoi nier l’évidence ? L’islam d’aujourd’hui peut être violent, soit en silence (réprobateur), soit en paroles, soit en actes jusqu’au pire, et il peut être réellement – ou se croire – non violent. Cependant, même parmi certains pacifistes proclamés, il ne faut souvent pas creuser bien loin pour voir resurgir à propos des assassinats du 7 janvier, avec plus ou moins de nuances, le « mais ils l’avaient bien cherché ». Rien ne sert de s’indigner. Il y a là un symptôme du rapport brouillé de l’homme d’aujourd’hui, non pas à d’autres hommes, mais à l’image qu’il se fait de la sacralité absolue de sa religion. C’est en fonction de cette représentation que s’est érigé le mur de l’interdit. Cette vision idéologique que le monde musulman contemporain s’est donnée à lui-même, il prétend l’imposer à tous.

 

Mais, il ne faut pas, en l’occurrence, se tromper de cible. Ce n’est pas le passé de l’islam qui contraint le présent à croire à ce qu’il croit. Ce n’est pas le Coran qui dicte quoi que ce soit aux hommes du présent. Ce sont bien les hommes de chaque époque qui en reconstruisent la lecture en fonction des enjeux et des crises de leur temps. C’est toujours le présent qui instrumentalise son passé pour se fabriquer les légitimations qui l’arrangent.

 

Le Coran est un texte, une parole, un discours. Or, ce sont des hommes qui portent les armes et s’en servent pour assassiner. Se laisser submerger par ses frustrations et son impuissance à faire que le monde soit celui auquel on aspire ou se perdre dans sa haine et son rejet de l’autre : c’est tout un problème. Mais une idéologie ne guérira pas d’une autre idéologie, ni une croyance d’une autre croyance. Le remède ne sera donc pas ou, en tout cas, pas seulement, la laïcité à la française, laquelle, ne l’oublions pas, est une aussi forme d’idéologie et d’ailleurs assez singulière. Elle qui structure légalement le vivre-ensemble dans notre société depuis un peu plus d’un siècle est historiquement constituée. Face à une croyance sacralisée, l’idéologie du laïcisme ne fera pas le poids. Même si on aboutit par la contrainte à la faire appliquer telle que nous la voulons, avec ses rites et ses codes, nous ne gagnerons pas pour autant les cœurs ni les esprits.

Alors, au lieu de se perdre dans un débat stérile en se drapant chacun dans son idéologie, il faut comprendre que c’est seulement en mettant l’histoire au centre du jeu qu’on peut espérer changer de paradigme. Cela permettrait, comme l’a déclaré Philippe Meirieu dans un entretien au Monde, de séparer « le savoir du croire » et de faire en sorte que « nul n’impose ses croyances comme des savoirs ». En effet, il n’y a guère que l’histoire, comme construction de savoir sur l’autre et sur le passé pour ce qu’il a été, sans interférence avec un futur qu’il ignorait, qui puisse démentir aussi bien les sacralisateurs de caricatures et les tueurs fanatisés que ceux qui essentialisent le passé et le décontextualisent ou encore ceux qui croient, par leurs protestations de pacifisme, s’exonérer d’une réflexion indispensable pour sortir de la terrible impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Sortir de l’histoire sacrée

De façon très étonnante, l’histoire des origines de l’islam reste encore engluée dans l’histoire sacrée. Il est indispensable et urgent de déconstruire par le savoir les représentations délirantes des islamismes contemporains, et tout autant les interprétations sacralisantes qui déshistoricisent le religieux. En effet, ces dernières sont à terme d’autant plus dangereuses qu’elles couvent à bas bruit, entretenant les fantasmes et nourrissant les interdits que s’imposent des populations en perte de repères qui vont chercher sur Internet tout et n’importe quoi, y compris le pire.

Ce n’est certes pas à l’enseignement de convertir les musulmans français à un islam dont nous aurions le contrôle. Notre action doit porter exclusivement sur le savoir, et les moyens du savoir. La connaissance de l’islam doit être transmise du seul point de vue de l’histoire en ramenant cette histoire à sa dimension humaine, en dépit de tous les interdits que prétendent lui imposer les idéologies diverses qui traversent l’islam contemporain, des plus pacifiques aux plus violentes. L’histoire prémunit contre la croyance qui veut faire de l’autre le même ou qui prétend faire revivre le passé dans le présent. Elle prémunit aussi contre la tentation de s’exonérer par le passé de la responsabilité de ses actes au présent. L’histoire bien comprise combat les folies de l’idéologie par l’intelligence de la variété des situations. Elle permet d’intérioriser le civisme de manière bien plus efficace que n’importe quel apprentissage citoyen – consistant généralement à débiter la litanie des valeurs.

Le Coran, sur le plan social, correspond à un état de société qui n’existe plus : la société tribale de l’Arabie du viie siècle. La tradition dite « prophétique » (contenue dans le hadith) est historiquement plus tardive : deux siècles de décalage par rapport au Coran. Elle correspond donc à une société qui n’avait plus rien à voir avec la première époque de l’islam. Au ixe siècle, l’authenticité de la tradition prophétique a par ailleurs profondément divisé les savants musulmans. Le plus grand courant théologique de l’époque s’y est toujours violemment opposé. Mais le pouvoir politique a fini par se ranger du côté des partisans de cette tradition. L’approche littéraliste, qui convenait mieux aux masses que les raisonnements abstraits des théologiens, a fini par s’imposer comme une sorte de manuel pratique de la religion – le prophète faisait ceci ou cela, il s’habillait comme ceci ou cela, etc. Devenue un mythe fondateur que l’on se raconte sans jamais le questionner, cette conception a été mobilisée au service d’une reconstruction à peu près totale du passé en fonction de nouveaux enjeux de société.

Par exemple, dans le Coran, la lapidation est le fait d’éloigner le diable en lui lançant des pierres, elle n’est en aucun cas un châtiment qui s’applique à des humains. Par contre, dans le hadith, la lapidation commence à apparaître comme une pratique mise en œuvre. Alors que l’anthropologie nous explique que la violence du discours est d’autant plus grande que le passage à l’acte est impossible, certains s’obstinent aujourd’hui à confondre discours et action quand il s’agit de la tradition dite « prophétique ».

Un autre exemple tient aux vêtements des musulmanes. Dans le Coran, la tenue vestimentaire des femmes correspond à l’habit citadin de l’époque, qui n’était pas spécifiquement musulman. En ce temps-là, il s’opposait aux habits des Bédouines et à ceux des esclaves, beaucoup plus libres, du fait des conditions de vie différentes plus que des appartenances religieuses. En se rapportant au contexte historique, on réalise que l’islam coranique n’a jamais cherché à se différencier de la société, mais a cherché au contraire une vie harmonieuse dans celle-ci. Ceux qui étaient blâmés étaient ceux qui se démarquaient et rompaient le consensus social.

On peut étendre ce type d’analyse fondé sur l’historicité à des notions comme le djihad, la charia, l’apostasie, etc. Cela exige de remettre à plat nombre d’idées traditionnelles solidement ancrées dans les esprits et le discours des musulmans. Ce travail scientifique de questionnement de ce qui a été « sacré » est certes plus complexe que l’islam de la répétition. On peut comprendre cette difficulté. Elle ne saurait justifier le déni auquel les responsables musulmans nous ont habitués en France.[/access]

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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est islamologue. Dernier ouvrage publié : Le Coran expliqué aux jeunes (Seuil, 2013).

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