Myriam B. est une jeune musulmane comme on aimerait en voir plus souvent : originaire des quartiers nord de Marseille, elle a su en sortir, elle est apparemment libérée, mène la vie qu’elle entend, et réussit de brillantes études — elle est présentement en master de droit. Vêtue plus ordinairement de mini-jupes et de jeans moulants que de voiles — en fait, elle n’a jamais porté de voile. Maquillée assez pour avoir l’air d’une seconde Nefertiti — une Egyptienne d’avant l’islam. Ajoutons qu’elle est issue d’une double souche algéro-marocaine, preuve que les frères ennemis peuvent, s’ils le veulent, faire l’amour et pas la guerre. En elle, il y a les traits fins d’une Berbère, et la culture d’une fille formée à l’école de la République — ou plutôt, elle a fait l’effort de sortir de l’enseignement de l’ignorance pour se cultiver réellement. Je lui ai communiqué mon analyse du livre de Fethi Benslama dont je parlais la semaine dernière, et elle a bien voulu me faire partager ses réactions de lecture. Qu’elle en soit remerciée.
Myriam B. : Un jour, ma mère m’a surprise en mini-jupe et m’a lancé : « Myriam, tes os sont voués à l’enfer ! » — une malédiction dont l’écho résonne encore en moi. Parce qu’à l’inverse du chrétien, il n’y a pas pour le musulman de rédemption intermédiaire. Pas de pardon des offenses — pas ici-bas en tout cas.
Jean-Paul Brighelli : Qu’entendez-vous par « pas de rédemption intermédiaire » ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que la culpabilité musulmane est une culpabilité religieuse spécifique — ce n’est pas la culpabilité religieuse que l’on connaît. Lorsqu’un catholique se confesse auprès d’un prêtre, le repentir est une démarche qui implique autrui, elle est hors de soi, autrui (le prêtre) est acteur dans la confession. En islam, il en est autrement. L’équivalent du prêtre est l’imam, qui n’est présent que comme conseil. Si un musulman avoue ses fautes auprès d’un imam, ce dernier ne pourra que le conseiller de bien agir afin que Dieu lui offre sa miséricorde ; mais il ne pourra pas lui garantir le pardon. Le repentir est une démarche absolument solitaire, elle est en soi, elle n’implique personne d’autre que soi, impactant l’image que l’on a de soi. Dieu n’est pas acteur, il reçoit la demande de pardon mais reste silencieux. Alors que le prêtre garantit le pardon, l’imam conseille de s’en remettre à Dieu, un Dieu infiniment silencieux. Deus tacitus !
On reste donc coupable à vie ?
C’est justement cela la nuance : on est dans un doute perpétuel, la certitude d’être coupable en libérerait plus d’un, mais l’on ne sait jamais, on se sent juste coupable parce qu’on ne se sent pas pardonné. La culpabilité chez le musulman est très ancrée et très pesante. Une faute n’est jamais explicitement expiée, puisque c’est après la mort que l’on sait si elle a été pardonnée, et non pendant la vie.
J’ai d’ailleurs noté, tout au long de mon éducation religieuse, que les péchés sont explicitement définis et sanctionnés. Par exemple si l’on a manqué à son devoir de prière, dans la tombe le musulman sera châtié par l’ange de la mort, qui à l’aide d’une barre de fer le frappera afin qu’il traverse sept couches de terre pour remonter ensuite et subir cela jusqu’au jour du jugement. Le mal est défini comme le « chirk » (association), ou encore « zina » (adultère), mais quand il s’agit du bien on parle le plus souvent de « bonnes œuvres » sans plus de détails, et la récompense est abstraite. Le paradis, et je reprends le sens que donne le Coran, est un endroit « inimaginable ». La sanction entre dans une logique humaine, la récompense elle, reste inintelligible… La sanction vient à l’esprit bien plus concrètement que la récompense.
Partant de là, un musulman ne se sentira jamais assez bon (Benslama dit bien qu’il rencontre des musulmans qui ont honte et ne se sentent pas assez musulmans) et être le meilleur des musulmans est une quête vouée à l’échec. D’ailleurs, nombre de musulmans qualifient leur religion de très difficile, allez savoir pourquoi… Ainsi, lorsque l’on n’a pas la réponse chez Dieu, on va la chercher soi-même, et donc chez autrui.
Autrui me dira que je suis un bon musulman, et s’il le fait, c’est que Dieu le pense aussi. Mais pour qu’autrui sache que je suis un bon musulman, il me faudra cacher mes fautes sous le voile d’une burqa (interrogez-les femmes portant la burqa et voyez si elles ne se sentent pas fautives de leurs actes passés), sous le nombre de mes prières à la mosquée, et finalement sous ce que je pense d’autrui.
Si je dis qu’autrui est mauvais musulman, c’est que je suis bon musulman. Si je me bats contre les non-musulmans, c’est que je suis bon musulman. Et, in fine, si je meurs en tuant les non-musulmans, c’est que Dieu lui-même saura que je suis bon musulman. Dieu ! Vois comme je suis bon musulman, je meurs pour toi !
Sans compter que se balader en burqa, c’est dire aux autres filles qu’on est supérieure — c’est un sentiment de supériorité bon marché ! Plus facile de se voiler en jugeant les autres que de réussir des concours et décrocher un job intéressant !
Mince ! Pas moyen de s’en sortir ici et maintenant !
Si ! Il existe en islam une immunité totale et le pardon absolu de Dieu — si une femme enceinte meurt pendant un crash d’avion, si on meurt en allant à la Mecque, ou encore si on meurt en martyr — et plus généralement, toutes les morts vraiment violentes, à condition bien sûr de faire partie de la communauté musulmane, l’oumma.
Camus a célébré dans l’islam l’intelligence du musulman à donner un sens à la vie. Mais ce n’est pas seulement le désespoir de la vie qui mène à la mort, c’est aussi ce qui se passe durant la période sombre : c’est dans le désespoir que les jeunes fautent, volent, se droguent, et finissent par se sentir coupables. Les laveurs de cervelles instrumentaliseront cela.
Un ami musulman libéré lui aussi, Wilem B., banquier d’affaires, a voulu me mettre face à une contradiction : « Et ceux qui n’ont pas été éduqués dans la culpabilité ? Ceux qui se sont récemment convertis et qui pourtant font la majorité des terroristes ? » Eh bien, c’est encore une preuve que la culpabilité est le noyau de tout ! D’abord, rien ne prouve que le ou la jeune converti(e) n’a pas été élevé(e) dans la culpabilité — l’islam n’en a pas le monopole, même si chez lui, c’est un principe. Et puis ce que l’on ne sait pas forcément, c’est que tout fidèle d’une autre religion qui se convertit à l’islam est bien mieux accueilli par Dieu que n’importe quel musulman. Les musulmans ont tous un immense respect envers les néo-convertis, comme des jésuites assistant à l’émanation d’une grâce divine. Par exemple un chrétien à qui l’on dit que jusque-là il a été dans le faux, dans le mauvais chemin, que s’il se convertit il pourra nettoyer son mauvais sang, celui-là n’est-il pas rééduqué à ce même sentiment de culpabilité ? On lui dit « Tu as été coupable mais tu ne le seras plus, et en mourant pour Dieu, tu te laveras de tous tes péchés », car cette religion, ou ce qu’on en fait, trouve son moteur dans la culpabilité.
La mort du djihadiste n’est pas qu’héroïque : c’est une manière de se punir consciemment ou inconsciemment en mourant pour Dieu. Je me sens coupable, si coupable que pour que Dieu me tende un paradis, il n’y a que la mort.
On n’en sort donc pas ?
L’islam est aussi une religion qui oblige à la vie familiale, afin de perpétuer la communauté musulmane. On dit que 50% de nos bonnes œuvres doivent être réalisées dans le cadre de la famille. Les jeunes qui se lancent dans le djihad passent tous par l’étape mariage. Il est amusant de noter en particulier dans les cités que les jeunes qui ne se lancent pas dans le djihad choisissent de se marier, c’est un phénomène extrêmement récent, qu’on ne remarque pas, et qui a tout de suite suivi le nouveau terrorisme. Il y a de plus en plus de mariages de jeunes délinquants : par exemple, mes voisins ont respectivement 18 et 19 ans, ils sont mariés avec un enfant, et ils sont délinquants. Ce n’est pas qu’une mode, c’est aussi la culpabilité, la honte de ne pas être parmi les élus, les meilleurs, ceux qui partent en guerre sainte. Explicite ou enfouie, et sous toutes ses formes, la culpabilité reste là. C’est « le vrai rongeur, le ver irréfutable », comme dit le poète.
Bravo pour Valéry !
Alors vous comprendrez qu’une religion qui entretient le sentiment de culpabilité pour n’importe quelle faute commise, n’offrant dans son sens littéral que certaines morts spectaculaires pour expier ses fautes avec certitude, n’est pas une religion comme les autres. C’est une religion dont l’exégèse doit se faire avec grande prudence, car elle peut dériver très facilement. Un jeune qui va se péter la cervelle en plein Bataclan est un jeune chez qui on a cultivé cette culpabilité, c’est l’irrationalité de ce sentiment qui rationalise la mort elle-même.
Parce que la culpabilité musulmane est le centre de tout, c’est une culpabilité qui poursuit n’importe quel musulman, jusqu’à sa mort. L’extrémisme ou plutôt les jeunes que l’on pousse aux actes extrêmes ont le sentiment autosuggéré d’être les meilleurs des musulmans — des surmusulmans, comme dit Benslama. Ils annihilent leur culpabilité en s’annihilant eux-mêmes.
Voilà ce que je pense vraiment de l’islamisme, et voilà pourquoi l’Education nationale qui veut lutter contre la radicalisation n’a vraiment rien compris : il faut aider les jeunes à se débarrasser de ce sentiment de culpabilité, ou empêcher qu’elle puisse s’ancrer.
Concrètement, comment s’exprime ce sentiment de culpabilité ?
Les jeunes se sentent coupables car ils ont baigné dans une éducation à la culpabilité sur le long terme ou sur le court terme — and so do I ! Et cette culpabilité induite a entraîné en moi certains comportements que je ne peux réfréner. Et toute agnostique que je sois, ou à peu près, je reste dans cette idéologie de la faute — et de la punition. Il m’arrive de me dire que je suis vouée à l’enfer parce que je ne prie pas, que je ne porte pas le voile, chaque faute est considérée comme grave. Et si j’avais été faible et ignorante, j’aurais voulu me péter la cervelle au Bataclan pour me faire pardonner de ce qui soi-disant est une terrible faute, j’aurais pensé que ma vie entière est une terrible faute, j’aurais voulu me racheter en payant le seul prix possible.
Etudier le djihadisme implique l’analyse de la pratique religieuse en détail. Par exemple, il n’y a pas que les sentiments de désespoir, d’ennui, de volonté héroïque ou de culpabilité, qui sont à revoir, mais aussi la compétition qui vous lie intrinsèquement à tous les autres, parce que l’islam pousse à la compétition. Vous entendrez volontiers une femme dire à une autre : « Tu as de la chance, tu es partie à la Mecque, alors que moi non ». C’est poussé à un point tel, que toujours dans cette logique de parade compétitive, le ramadan lui-même est exploité. Ce doit être un mois de jeûne, prônant l’humilité, la modestie et la générosité. Mais ce n’est pas le cas : tous les hommes sortiront leur robe de prière pour marcher dans les rues, en groupe la plupart du temps. Et le soir venu, c’est à celui qui aura prié le plus souvent, le « taraouih » à la mosquée jusqu’à minuit passé : vois comme je lutte contre le sommeil et la fatigue physique d’une journée de jeûne !
Je suis sûre que presque personne ne ferait le « taraouih », s’il fallait le faire seul, dans son salon, mais c’est une prière communautaire… Par volonté de se crédibiliser auprès de tous et par là de Dieu, on crée des degrés à la religiosité du ramadan lui-même.
Il existe d’ailleurs, toujours dans le thème de la compétition, une hiérarchie dans les paradis, il n’y a pas le paradis mais les paradis, le plus haut niveau est dédié aux prophètes les plus rapprochés de Dieu, et aux martyrs, le plus bas niveau est attribué aux simples musulmans. Voilà pourquoi la notion de « meilleur des musulmans » ou de « surmusulman » est exploitée par Benslama : il y a une véritable compétitivité dans cette religion. Etre avec les prophètes au septième niveau, c’est finalement être comme les prophètes : imaginez ce que cela représente pour un musulman honteux de chacune de ses irrémédiables fautes, à quel prix y accéder ?
Je suis alors guerrier, j’ai plusieurs femmes et je vis au Moyen-Orient : je suis djihadiste, et si je ne suis pas un prophète, je suis dans tous les cas un martyr. C’est con, hein ?
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