Dans ses carnets littéraires sur le génocide rwandais, l’immortel d’Ormesson, écrivait ceci : « Ce sont des massacres grandioses, dans des paysages sublimes… » Avec les mises en scène de Daech, dans leur dernière production, cette fascination pour l’abominable rejaillit.
Le monde est aux premières loges devant les crimes de l’Etat islamique comme devant un film d’horreur. Il se gêne à peine pour commander du pop-corn. Il pleure comme il tressaute devant une saillie nouvelle. Il se repositionne dans sa chaise, toujours. Je le soupçonne – timidement – entre deux dégoûts, d’apprécier le spectacle, par une loi insondable. Car oui, le crime industriel a ceci de terrible qu’il finit par vaincre l’émotion. Lassante, répétitive, fatale, semblant invincible ; même les acuités les plus constantes de la dénonciation finissent par capituler ou fléchir. Les rues de Raqqa sont comme celle de Baga, celles d’Alep, le sang n’y est plus qu’une couleur familière : une peinture des rues. Et ceci aussi que la barbarie ne déplaît pas totalement. Elle attise la curiosité. Elle pique les somnolences. Elle attise et revigore le voyeurisme sanguinolent. C’est la tragédie irréelle à portée de vidéo. Plus elle est insupportable, plus l’humanité se découvre fragile, impuissante, presque complice avec ses engeances.
Dans l’audience de ce théâtre, les spectateurs immobiles, c’est le monde, c’est toi, c’est moi. C’est la géopolitique intéressée des ogres. Ce sont les hésitations attentistes des nations indécises, prudemment occupées à regarder et à prier de peur des contagions. Ce monde inerte, ce sont aussi les chaos internationaux ouverts par des puissances peu scrupuleuses, lanceuses de guerres et de pompiers malintentionnés. Ce sont aussi ces peuples taris et épuisés par des destins pénibles qui s’abaissent à cautionner l’horreur pour s’échapper de la leur. Et l’on pourrait faire le procès d’un monde de mensonges, de querelles de pouvoirs, le procès d’une humanité vile, segmentée, sectaire, imbécilement belliqueuse, quand son destin est lui inextricablement lié. Mais laissons les complotistes, les analystes, les duellistes, à leur terrain de prédilection. Retenons ce qui nous intéresse. Dans ce tas et dans ce tout, il s’agit d’être solidaire avec une catégorie, sensible à ses tiraillements : les musulmans.
Pas d’amalgame ont-ils dit. Chiche. Il n’y a pas besoin de grande lumière ni de lunettes pour distinguer le tueur du musulman. Si l’on peut s’éviter des querelles, c’est bien là. L’évidence, comme son allié le bon sens, malgré le militantisme féroce des cons, et la duplicité des indécis, se déploie toujours pour montrer que l’égorgeur du djihad n’a rien à voir avec la famille malienne musulmane de Kayes. Ils ont la même religion : ils en font des usages différents. C’est ce lien fin – cette chose qui relie – qu’il convient d’explorer, il est riche en enseignements. L’anathème à l’amalgame est un prétexte. C’est un appel à la pitié déguisé. C’est une nouvelle bouée à laquelle la famille musulmane – inconfortable et accablée à cause de la souillure dont sa religion est maculée – s’accroche. De fait, l’injonction à ne pas verser dans l’amalgame est un gadget. L’enjeu n’y est pas.
Toutes les soupapes de protections contre le fanatisme ont été disqualifiées en pays musulmans. Nombre de brillants penseurs prônant un islam évolué ont été marginalisés, bâillonnés. Toute critique en terre d’islam réveille le démon du démiurge qui n’autorise pas la divergence au nom du délit de blasphème. Les digues nommées laïcité, république, nation, accusées et colorées du rebut occidental, ont été rejetées. Ces prérequis absolus ont été mis au pilori d’où ne pouvaient s’ensuivre que des systèmes politiques fragiles dévolus aux pouvoirs claniques, militaires, religieux, oligarchiques. De qui tient-on ces ordres, vous serez étonnés : pas des fanatiques de l’Etat islamique. C’est une famille musulmane, frileuse, homogène, qui n’a que rarement interrogé ses défis internes. L’Etat islamique récolte le fruit de la duplicité des trajectoires de pays musulmans. C’est cette famille-islam, majoritaire, qui crie à l’islamophobie à gorge déployée. Elle s’emploie avec une énergie inépuisable à dénoncer les manœuvres d’un monde dit occidental qui n’aimerait pas les musulmans, sans accorder le quart de son temps à engager les chantiers décisifs à l’intérieur et pour le devenir de l’islam. L’histoire retiendra que l’islam modéré et une partie de ses hérauts auront manifesté contre l’islamophobie de Charlie et jamais contre le meurtre de Charlie, jamais contre Baga, jamais contre Daesh. L’indignation à distance suffit pour les derniers. Cette coïncidence n’a peut-être qu’une valeur marginale, elle renseigne toutefois sur un monde musulman peu audible devant ceux qui mettent à mal leur religion mais si bruyant devant ladite islamophobie.
Les procès en amalgame et en islamophobie en temps d’expansion du terrorisme sanglant sont une manière inconsciente de galvaniser des structures terroristes en actant leur équipée radicale. Il y a un temps pour tout. La tyrannie de l’amalgame opère comme une fuite en avant, et ceux qui appellent au distinguo sont ceux-là même qui trempent dans l’amalgame. Ce sont eux qui font un parallèle entre le crime de Gaza et Charlie Hebdo. Ce sont eux qui jettent l’islamophobie sur tous ceux qui critiquent le texte coranique. Ce sont ceux-là même qui mettent en parallèle les souffrances. Amalgame, refus de l’amalgame ils ont dit. C’est le règne des confusions. Dérivé du champ lexical de l’amalgame.
Les musulmans ne sont engagés par aucun crime de l’EI. Mais ils sont comptables de la vie, de l’expression, du devenir de leur religion, dans les espaces dans lesquels ils vivent. Leur silence, comme leurs actes, valent position. Le terrorisme islamiste ne se nourrit pas de l’islamophobie : Boko Haram agit dans un Nord Nigéria qui était acquis à la Charia… C’est une paranoïa coupable. L’amalgame tend à se transformer en mot-absolution, en mot-mensonge d’une communauté dont les inconforts sont presque attendrissants.
*Photo : SIMON ISABELLE/SIPA/00489031_000002
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