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Islam et République, oui au choc des valeurs


Islam et République, oui au choc des valeurs
La Kaaba à la mosquée Al-Masjid al-Haram de La Mecque.
La Kaaba à la mosquée Al-Masjid al-Haram de La Mecque
La Kaaba à la mosquée Al-Masjid al-Haram de La Mecque.

Des centaines d’étudiants s’étaient rassemblés, ce soir d’avril 1989, sur le campus pour célébrer la « Journée de solidarité avec la Palestine ». Dans le Maroc universitaire, la cause palestinienne façonnait notre conscience politique.

Mais, autour de l’estrade, nous n’étions pas que des étudiants ; des hommes armés de couteaux s’étaient infiltrés avec la farouche volonté d’en découdre avec ceux qu’ils nommaient des « infidèles » parce qu’ils se revendiquaient du marxisme-léninisme. Alors qu’un étudiant s’était autorisé à jouer avec des mots empruntés aux versets coraniques, il fut interrompu et menacé par des individus qui, transcendés par une pseudo-volonté divine, n’en étaient plus.

De ces cris assourdissants et de cette foule en mouvement, une image m’est restée en mémoire, celle d’un visage vêtu d’une longue barbe, accomplissant un mouvement brusque, du bas vers le haut, à destination du bas de mon ventre, avec son couteau fermement tenu. Et pour donner tout son sens à son geste, il l’accompagnait de cette formule spécifique aux rituels religieux de l’islam : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! »[access capability= »lire_inedits »]

Ce qui me hante, ce n’est pas son agression, ni ce au nom de quoi il la perpétrait, mais son regard venu d’ailleurs, singulier et indescriptible.

Nous étions coupables, mais de quoi au juste ?

Pourquoi des hommes issus d’horizons sociologiques différents s’étaient-ils donné rendez-vous pour accomplir des actes aussi ignobles au nom d’une religion ? Nous étions coupables à leurs yeux, mais coupables de quoi au juste ?

À l’époque, les universités marocaines constituaient un espace de prise de conscience politique et d’exercice de la liberté de conscience. Les islamistes du courant « Justice et spiritualité », créé par  Abdessalam Yassine en 1973, étaient écartés de l’unique syndicat étudiant. Ils n’allaient le rejoindre officiellement qu’en 1995, avec la ferme intention de le contrôler et de faire payer leur athéisme aux « gauchistes ». Je n’avais pas de conscience politique, pas d’affiliation syndicale. J’étais juste un être qui aspirait à cette ivresse que procurent la liberté de penser et la découverte des pensées philosophiques et politiques.

Au matin, j’avais une gueule de bois terrible.

Les affrontements entre les deux camps se sont poursuivis durant des semaines. Le campus est devenu un champ de bataille. Des  » barbus » ont organisé des tribunaux populaires. Des étudiants ont été assassinés.

Vingt ans plus tard, j’ai parfois l’impression que l’histoire se répète dans le pays qui est devenu le mien : la France. Bien sûr, ce n’est pas la même chose. Et pourtant : est-il si différent de tabasser un musulman français qui n’observe pas le ramadan et d’agresser un étudiant marocain qui ne croit pas en Dieu ? 

L’intégration, c’est l’apprentissage de la pensée critique

En général, l’intégration est exclusivement pensée en termes économiques et sociaux, comme s’il suffisait d’avoir accès à l’emploi, au logement, à la santé, pour que le processus fonctionne. À en juger par ma trajectoire personnelle, la dimension la plus importante et la plus difficile à mettre en œuvre individuellement, c’est l’apprentissage d’une certaine pensée critique qui s’oppose au régime de l’évidence. De ce point de vue, l’émigration est une chance, puisqu’elle soumet nos codes sociaux et nos schémas mentaux à l’épreuve du brassage culturel. Face à cette épreuve, on peut choisir le repli identitaire et le communautarisme ou, au contraire, accepter d’être déconcerté et d’interroger ses certitudes.

L’université française m’a donné des connaissances et un savoir-faire, mais plus encore ce savoir critique qui permet de poser des questions plus que d’obtenir des réponses. C’est ainsi que j’ai appris à interroger les valeurs qui donnent sens à une vie en société et que, dans cette belle République tant décriée, j’ai trouvé la liberté − liberté de conscience, liberté de croire et de ne pas croire, liberté de s’interroger, de douter, et même parfois d’avoir des certitudes.

Or cette liberté est aujourd’hui menacée. Ceux qui nous l’ont volée dans nos pays d’origine prétendent maintenant nous prendre en otage dans nos belles sociétés d’accueil.

Animés par un esprit enfantin, contemplant nos doutes et nos incertitudes, nous passions des soirées à parler de « nous » et de « vous » et, en affirmant nos différences, nous progressions dans l’acceptation de l’autre. Déjà, nous participions à cette mosaïque républicaine. En fin de soirée, nous réfutions ensemble cette opposition stérile entre « nous » et « vous ». Nous étions nés ici, ou nous y avions grandi et appris, nous pouvions inventer une nouvelle façon de dire « nous », sans distinction d’origine ni d’héritage culturel.

Il ne s’agit pas de liberté religieuse mais de liberté tout court. De nos libertés

Qu’est devenu cet esprit enfantin ? Alors que les parents ont cessé de croire au mythe du retour, les enfants se revendiquent aujourd’hui de valeurs venues d’ailleurs, un ailleurs qu’ils connaissent à peine. Après avoir perdu le combat de l’intégration sociale et économique, et ce, malgré trente ans de « politique de la ville », nous sommes en phase de perdre celui des libertés.

Des courants religieux affirment leur emprise sur nos quartiers, offrent aux jeunes des grilles de lecture, initient et cristallisent des oppositions de valeurs, de modes de vie, d’identités et ouvrent autant d’espaces d’affrontements au nom d’un différentialisme sacralisé. Ils entendent régner sur les corps autant que sur les âmes, en emprisonnant les rapports entre hommes et femmes, et ceci dès l’enfance puisqu’ils veulent priver les plus petits de la mixité à la piscine. Ils refusent que des femmes soient suivies par des gynécologues hommes. Et, de la crèche à l’école en passant par les centres de loisirs, ils s’attaquent à toutes les sphères éducatives.

Nous avons voulu croire qu’il s’agissait de liberté religieuse alors que ce qui est en question est un mode de vie, une conception des rapports sociaux qu’ils propulseront un jour dans le champ politique. C’est pour cela que les femmes sont pour eux un enjeu stratégique : s’ils veulent les dominer, c’est pour qu’elles assurent la transmission aux générations futures de valeurs familiales venues d’ailleurs, leurs valeurs fanatiques et religieuses. C’est pour cela que la cause des féministes est la nôtre.

Nous devons aller au combat, reprendre ces quartiers aux extrémistes qui diffusent des représentations et des valeurs qui sont tout sauf républicaines. Occupons l’espace public. Parlons de laïcité, d’égalité entre hommes et femmes, d’égalité des chances.

Oui, je suis pour un affrontement républicain que nous mènerons, non pas par à-coups médiatiques, non pas au hasard d’une loi, mais en brandissant nos valeurs. Je suis prêt à y participer parce qu’après la gueule de bois de l’intégrisme, j’ai connu en France l’ivresse de la liberté. Je ne me laisserai pas priver de cette ivresse. [/access]

Octobre 2010 · N° 28

Article extrait du Magazine Causeur



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Aziz Bentaj, sociologue, dirige le cabinet Cartesa et conseille les collectivités territoriales en matière de développement économique et d’emploi ainsi que qu’en matière de politique de la ville.

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