On peut tortiller la question dans tous les sens, reste le noyau dur du problème : comment décide-t-on au nom de la religion de se lancer dans des opérations mortelles ? « Viva la muerte ! » disaient les phalanges franquistes. Mais le catholicisme ne promettait pas le paradis aux Maures de corps d’élite de Franco. Un pur instinct guerrier les habitait — il y a dans toute guerre un moment où l’envie de mort passe indifféremment d’un camp à l’autre, où l’habitude de tuer se change en désir de mourir. Mais qu’est-ce qui explique que des hommes (et des femmes) jeunes, sans formation militaire particulière, rejoignent les rangs du djihad, quitte à se faire sauter au milieu de la foule ? Notre incompréhension fait d’ailleurs la joie et la fierté de ces sacrifiés de l’islam : l’Occident ne parvient pas à comprendre. D’où l’intérêt du livre du psychanalyste Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, qui est sorti hier, jeudi 12 mai, aux éditions du Seuil. L’auteur a été interviewé par l’Obs, et la version longue de ses analyses est d’un intérêt profond — merci encore à qui m’a aiguillé sur le site qui conservait pieusement, si je puis dire, ces déclarations bien pensées.
C’est là que nous retrouvons la déformation guerrière des phalanges franquistes. Le monde musulman est entré en guerre il y a près d’un siècle (en fait, depuis deux siècles et le choc de l’expédition de Bonaparte en Egypte, « scène primitive de l’islam », dit Benslama, et que les premières défaites de l’empire turc, en faisant éclater l’Oumma, la « matrie » mythique, ont alimenté un sentiment anti-Lumières), et cet état de belligérance permanente, que la guerre soit réelle (dans l’Orient compliqué) ou métaphorique (dans notre Occident quelque peu ségrégationniste) engendre le même effet : l’islam apparaît comme « une utopie antipolitique ». Le désir, en quelque sorte, de réfuter le Temps : nous avons déjà évoqué ici ce combat de l’islam contre l’Histoire. D’où le désir fou de « reconstituer l’empire » — le califat du VIIIème siècle ou l’empire ottoman du XVIème. La défaite de 1918 a produit le nazisme et les Frères musulmans — et quand on connaît l’Histoire et la façon dont le Mufti de Jérusalem a encensé Hitler, le rapprochement ne paraît pas hasardeux.
Reste le noyau dur du désir de mort. Au Temps nié du monde réel, les prêcheurs-recruteurs opposent le temps immortel de l’au-delà. « On donne un avenir à la mort », dit fort bien Benslama. Qu’il règle au passage quelques comptes avec Boris Cyrulnik n’est pas pour nous déplaire. « Le désir de mourir existe, dit-il, et il n’est pas ridicule, on doit le prendre au sérieux. » Psychanalyste, il prend les mots à la racine — et « racine » est la base étymologique de « radicalisation » : les jeunes pris par le djihad sont à la recherche de « racines », leurs tenues vestimentaires ou leurs barbes sont les symptômes de ce « désir de s’enraciner ou de se réenraciner dans le ciel, à défaut de le pouvoir sur terre ».
Que l’Ecole des trente dernières années n’ait pas fourni un aliment idéologique concurrentiel est une évidence. La Culture est aussi une transcendance — mais lorsqu’on remplace sa transmission par l’évaluation des compétences, cette tarte à la crème de l’enseignement de l’ignorance, on peut s’attendre effectivement à ce que des jeunes déboussolés par une société où l’immanence c’est TF1 ou Cyril Hanouna se tournent vers d’autres transcendances.
Et de nous parler du « syndrome de Cotard », dans lequel l’individu est déjà mort à lui-même — alors, qu’importe ce qui arrive à un corps déjà putrescent ? « La mort imaginaire est si envahissante que la mort réelle paraît insignifiante ».
Le voile ? Une « tentative désespérée de remettre le dentifrice dans le tube » !
Que les femmes soient les principales cibles de cet ordre nouveau n’est pas étonnant. « Dès lors que la femme est sortie de sa réclusion et apparaît dans l’espace public, dans la rue, au travail, elle représente une menace permanente. Face à cette irrépressible émancipation des femmes et la visibilité croissante du corps féminin dans l’espace social, les islamistes ont trouvé la « solution » du voile » — « tentative désespérée, ajoute Benslama avec humour, de remettre le dentifrice dans le tube. » « Mais, conclut-il, le désir de voile existe aussi chez certaines femmes qui se sentent coupables d’être ostensiblement visibles et de prendre du pouvoir là où elles n’en avaient pas auparavant. C’est une manière pour elles de s’innocenter de vouloir prendre la place de leur père, de leurs frères et de leur mère. »
Il n’est pas indifférent que notre analyste conclue en insistant sur le fait que ce sont les monarchies fondamentalistes qui ont le plus combattu les révolutions arabes de ces dernières années. Qui ont le mieux alimenté le djihad des fous de dieu. « La fin du XXIème siècle, pense-t-il, ne sera pas religieuse dans le monde musulman. » Peut-être — en attendant, il nous faut combattre au quotidien, ne serait-ce qu’en réalimentant la transmission des Lumières, et en luttant contre celles et ceux qui veulent à toute force faire de l’Ecole le terrain de jeu des futurs djihadistes en la vidant de toute substance sous prétexte d’égalitarisme.
Je reviendrai dans une prochaine chronique sur cette histoire de culpabilité, qui est le fil rouge du propos de notre psychanalyste, mais qu’il n’exploite pas réellement. Comment instiller la culpabilité dès l’enfance — et quels sont les comportements, radicalement différents, qu’elle entraîne. Beau sujet sur lequel j’ai trouvé, en interviewant une musulmane libérée — et qui justement ne l’est pas — des lumières intéressantes.
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