Gilles Lipovetsky a fait le tour de la question dès 1983, lorsqu’il a publié L’ère du vide (Gallimard, et maintenant en Folio Essais). Ces « Essais sur l’individualisme contemporain » démontraient jusqu’à la nausée ce que les temps post-modernes mettaient en place de narcissisme satisfait, de désengagement politique, d’hédonisme à petites doses, d’indifférence dans la recherche de la différence — cette différence obligée, sous-tendue par la mode, que Lipovetsky a analysée plus tard dans L’Empire de l’éphémère. Bref, de vacuité assumée.
Entendons-nous : l’individualisme a eu ses héros, ses grands fauves — à l’ère baroque par exemple —, son côté aristocratique, Primus inter pares. Le Grand Condé. Le narcissisme, lui, était à l’origine tragique — une cruelle blague des dieux, où le jeune homme insensible s’abîmait dans sa propre contemplation, où l’Ego magnifié — « inépuisable Moi », disait très bien Valéry —, quelles que fussent ses faiblesses et ses névroses, atteignait des sommets — voir Malaparte ou Hugo.
Mais il s’agit aujourd’hui d’un ego satisfait de sa médiocrité, d’un narcissisme du minable habillé par Zara. D’une indifférence aux autres (attention, pas tous les autres : Homo festivus, comme dirait plus tard Muray, se satisfait aussi en petits groupes — « moi et mes amis ») qui explique la perte de sens civique ou de désintérêt pour la res publica — et du coup, analyse finement Lipovetsky, se contente de satisfactions écologiques, d’engagements parcellaires, contre les fourrures ou la retenue d’eau de Sivens, d’éclatement consenti de l’Etat au profit d’une dilution régionale ou municipale. On a vu émerger des discours sidérants sur la démocratie de proximité, qui ont justifié tous les errements — le communautarisme béat, les fêtes de quartier, les « équipes pédagogiques au centre du projet éducatif », et j’en passe. Bref, une atomisation du sens civique. L’homme a cessé d’être un animal social. Le postmodernisme est un post-aristotélisme.
Symbole de ces temps déconfits, le « selfie » — « ego-portrait », disent très bien les cousins québécois. Ce qui caractérise une vraie photo, c’est l’absence du photographe, qui s’inscrit en creux dans l’image. Ici, c’est l’inverse, le photographe est la photo. C’est, dans l’instantané (et cette génération vide fonctionne dans l’instant qui est si beau — no future, souvenez-vous, et aucun projet), l’équivalent de ce qu’est l’autofiction pour le roman : on n’écrit plus qu’avec son nombril.
Au reste, cette dictature du vide satisfait (et se satisfait) amplement du libéralisme, qui n’est pas une idéologie, comme je le rappelais il y a peu, mais une offre pressante de produits non indispensables, donc nécessaires, dans cette inversion des valeurs à laquelle nous amène le souci permanent de la satisfaction d’un ego de petite taille.
Le problème, c’est que les mille gadgets de la civilisation avancée, et même un peu blette, ne suffisent pas à combler le désir. Et qu’au niveau du désir, toute béance est un gouffre. Il faut être sacrément épicurien pour se contenter de l’immanence. Ce n’est pas donné au premier imbécile qui passe.
Ce que Lipovetsky n’a donc pas vu (et loin de moi l’idée de m’en gausser : son livre rassemble des articles écrits en amont et en aval de 1980, il est déjà prescient, on ne va pas lui reprocher de ne pas avoir été visionnaire), c’est que la nature a décidément horreur du vide, et que cette faille ouverte par la rupture avec toute idéologie (disons que Mai 68 a été le dernier coup d’éclat des idéologies, et en même temps le starter de l’individualisme béat contemporain) demanderait un jour ou l’autre à être comblée.
L’Islam s’est révélé être un magnifique compensateur de vacuité. Ces existences en miettes, faites d’instants successifs, sans but ni âme, ne demandaient qu’à se remplir d’une idéologie cohérente — et je ne reprocherai jamais à l’Islam son manque de cohérence. Un certain catholicisme ultra, on l’a vu ces derniers temps, ne manque pas de charme non plus, mais il n’offre pas les absolues certitudes de l’Islam — et son ambition hégémonique. Il y a beau temps que le catholicisme n’est plus expansionniste. Le judaïsme, repliéa priori sur un seul peuple élu, ne l’a jamais été (que le gouvernement israélien soit ponctuellement impérialiste est une autre histoire). L’Islam, sous la forme en particulier de l’Etat islamique, a vocation à s’étendre. C’est la théorie des dominos du Moyen-Orient : d’abord l’Irak ou la Syrie, les monarchies périphériques suivront, le pétrole donnera des moyens de pression considérables, et les béats occidentaux ouvriront la porte, déjà pas mal déglinguée. Le djihad remplit mieux les consciences malheureuses de gosses sans futur structuré (en particulier au cœur de ces institutions au jour le jour que sont les centres pénitentiaires) que la société du spectacle — sans compter qu’il fournit aussi le spectacle. Evidemment, les engagés sur le front combattant doivent apprendre à se délester des petits agréments sans réelle importance de la civilisation du vide — les consoles de jeux, par exemple. Mais qui hésiterait, parmi ces jeunes à cervelle creuse, à remplacer le portable par un sabre ou une kalach ? Le djihad, comme autrefois les croisades, c’est l’éternité à la portée des caniches, comme aurait dit Céline.
L’ère du vide est le produit du libéralisme avancé — qui a cru intelligent d’éliminer les idéologies, sous prétexte que l’idéologie en chef, le marxisme, pouvait le menacer. Mais l’islamisme aussi résulte de ce creux aménagé par les épiciers : quand on vire les marchands du temps, reste le temple.
PS. Remarquable interview de Natacha Polony sur le libéralisme, la Gauche, la Droite, toute cette merde, quoi.
*Photo : devianart.
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