Un bon contradicteur a toujours plus d’un joker dans sa manche. L’argument de la contextualisation n’ayant pas fonctionné, le défenseur autoproclamé du Coran répondra à vos critiques en vous disant que ce livre, qu’il déclarera d’une incomparable subtilité, serait IN-TRA-DUI-SIBLE ! Ce qu’il ne sait pas, parce qu’il ne veut pas le savoir, c’est que ça ne marche pas mieux que la contextualisation pour rendre acceptable l’inacceptable. Voici pourquoi.
Traduttore, traditore disent les Italiens. « Traducteur, traître » plus généralement traduit (!) par « traduire, c’est trahir », l’expression est connue au moins depuis le 16ème siècle. Personne ne niera que traduire est un exercice difficile. J’ai moi-même passé assez de temps à étudier des textes grecs pour savoir que certains mots n’ont pas d’équivalent exact dans d’autres langues (du moins dans celles que je connais). Ainsi de la phronèsis, φρόνησις, souvent rendue en français par « prudence » alors que les deux notions sont en réalité très différentes.
Mais « exercice difficile » ne veut pas dire « impossible ». Il me faudra peut-être dix pages de digressions et de notes, mais je peux expliquer ce qu’est la phronèsis, pourquoi les Romains l’ont traduite par prudentia, et en quoi cette prudentia est différente de notre moderne prudence.
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Pour le lecteur curieux, la phronèsis est le sens de l’action juste, dans la double acception de justice et de justesse, parfaite adéquation avec les circonstances. Il n’y a pas en français de terme correspondant exactement à cette idée, mais elle n’est pas pour autant intraduisible puisqu’il est possible de l’exprimer dans notre langue, même s’il faut pour cela une phrase et non un mot unique.
Et toujours pour le lecteur curieux, la divinité entre toutes associée à la phronèsis est Athéna, pensée agissante, parfaite harmonie de la pensée et de l’action. À la fois gardienne de la philosophie et des arts, guerrière fougueuse aux décisions rapides et aux gestes précis, sachant saisir l’instant. Ce qui enrichit et explique encore l’idée que recouvre le mot que nous évoquons.
Illustration de mon propos : la traduction peut s’accompagner de l’explicitation des références, des connotations, des étymologies, et il est parfaitement possible d’exposer et d’expliquer une idée dans une autre langue que celle avec laquelle elle fut pour la première fois exprimée.
Le Coran des historiens, que j’ai déjà évoqué, fait justement ce travail d’explicitation pour le texte coranique. Il consacre deux tomes, soit 2386 pages (excusez du peu !) à l’analyse des sourates verset par verset. On voit qu’il s’agit là d’une œuvre d’une toute autre ampleur que « le petit Coran de poche », ou la traduction disponible sur le site oumma.com (qui, ceci dit, reste de bonne qualité et a le double avantage d’être conforme à la tradition religieuse la plus courante, et difficilement soupçonnable « d’islamophobie »).
D’innombrables ouvrages consacrés au message du Coran ont été écrits
De plus, nous disposons de tonnes (au sens littéral : le papier pèse lourd) d’ouvrages consacrés au message du Coran, dans des dizaines et des dizaines de langues, et de 14 siècles de retour d’expérience sur la manière dont les musulmans comprennent leur propre texte sacré. Rien n’interdit d’imaginer 14 siècles d’erreurs, mais du point de vue de la religion il faudrait alors en fournir une explication théologique sérieuse, d’autant que le Coran lui-même insiste sur le fait qu’il est un texte explicite, et qu’Allah ne permet pas qu’il soit falsifié.
Par ailleurs, si comme le prétendent certains les versets qui inspirent les crimes commis au nom de l’islam n’inspirent ces horreurs que parce qu’ils sont mal traduits, il est plus qu’urgent d’en proposer une bonne traduction, et de convaincre la communauté musulmane qu’il s’agit bien de la bonne. Voilà donc à quoi devraient s’atteler ceux qui pensent sincèrement que l’islam est « une religion de paix et d’amour », plutôt que de répéter en boucle ce slogan hélas quotidiennement démenti par le comportement de trop de musulmans.
Et ils devront garder à l’esprit deux constats douloureux. D’abord, que ces « mauvaises traductions » sont étonnamment cohérentes entre elles dans toutes les langues dans lesquelles le Coran a été traduit, du français au japonais en passant par l’anglais et le russe. Ensuite, qu’Oussama Ben Laden et Abu Bakr al-Baghdadi lisaient leur livre saint en version originale.
Les plus obscurantistes théoriciens de l’islam théocratiques sont arabophones
À ce sujet, on remarquera plus généralement que les pays arabophones, et notamment les pays arabes, ne se distinguent pas franchement par leur compréhension humaniste du Coran et de l’islam. Et que les plus obscurantistes des théoriciens de l’islam théocratique, d’Ibn Hanbal à Al-Qaradâwî en passant par Al-Ghazâlî, Ibn Hazm, Ibn Abdelwahhab et Qutb, ne sauraient être soupçonnés d’une mauvaise maîtrise de la langue du Coran, ni d’avoir consacré un temps insuffisant à l’étude de ce texte et de la religion musulmane.
Est-ce à dire que leur lecture du Coran serait nécessairement la bonne ? À tout le moins, ayons l’honnêteté et le courage de l’admettre, elle est conforme à la lettre du texte, et conforme à l’éclairage qu’en donnent les hadiths ainsi que le « bel exemple » de la vie du prophète telle que l’imagine la tradition islamique.
Ils ont cependant des contradicteurs, dont la maîtrise de la langue arabe et de ses subtilités n’a rien à envier à la leur. Ainsi de l’approche spirituelle de Sohrawardî, ou des travaux actuels de Mohammed Louizi. Et cela suffit à prouver le point qui nous occupe : la traduction est un faux problème. Le vrai problème, c’est que depuis le début plusieurs métaphysiques concurrentes s’affrontent au sein même de l’islam, comme l’a bien montré Souâd Ayada (qui n’a d’ailleurs elle non plus aucun problème pour analyser toutes les subtilités du Coran en arabe). Le vrai problème, c’est que parmi ces métaphysiques celle qui est aujourd’hui largement dominante, notamment en termes d’influence normative, est celle qui découle d’une lecture littérale du Coran, et qui aboutit à la vénération d’un dieu-tyran avide de substituer sa volonté arbitraire à toute aspiration éthique et à toute conscience morale.
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Jouer sur les subtilités de traductions pour combattre cette tendance théocratique totalitaire, pourquoi pas. Mais jouer sur ces mêmes subtilités pour nier cette tendance, pour tenter d’endormir la méfiance de ceux (musulmans et non-musulmans) auxquels elle veut imposer sa loi, et qui devraient la combattre de toutes les forces, c’est se mettre au service de l’horreur.
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