Monsieur Azzouzi,
Votre tribune du 10 février m’a agacé. Mais ne vous méprenez pas : je ne suis pas ennemi des religions. Depuis longtemps, je milite pour qu’elles soient mieux connues de mes collègues professeurs qui n’en savent plus grand-chose, et n’en veulent rien savoir. Bien souvent, j’ai eu l’impression de prêcher dans le désert. Depuis les attentats de janvier, j’ai lu des articles demandant à ce que l’enseignement des faits religieux à l’école soit renforcé. On annonce des mesurettes : on prévoit pour les enseignants deux jours de formation. Une sorte de prêche-éclair, un prêt-à-consommer de la laïcité, indigeste. Ainsi, je pourrais signer certains de vos propos. Par exemple quand, vous adressant à vos anciens collègues, vous affirmez que leur adhésion à la laïcité relève de la croyance religieuse. Mais pour l’essentiel, je trouve votre démarche injuste et dangereuse.
Vous lire, c’est lire un énième discours de victimisation. Des lois d’exception viseraient les musulmans de France. Je vous réponds que bien des religions pourraient être visées par lesdites lois. L’actualité nous leurre, qui semble désigner l’islam seul. Il arrive bien souvent, en France, que les personnes qui portent des croix les cachent sous un pull. C’est devenu pour elles une habitude. Mais imaginez quelques croix bien visibles sur les poitrines, dans un lycée public : tollé ! On crie –laïcité ! Je ne crois donc pas au deux poids-deux mesures dont vous parlez. À ce propos, l’exemple que vous donnez de ce phénomène supposé me paraît… maladroit. Vous évoquez la présence de nos ministres, le 11 janvier en la synagogue de la Victoire. Faut-il vous rappeler qu’un certain vendredi de janvier, des juifs ont été tués à Paris pour l’unique raison qu’ils étaient juifs ? Le policier prénommé Ahmed lui ne fut pas tué parce qu’il était musulman, sinon parce qu’il était policier…
Vous allez rire, mais je pense que le christianisme est plus maltraité en France que l’islam. Beaucoup dans ce pays tiennent toutes les religions pour des reliques d’un passé avec lequel il faudrait en finir une bonne fois pour toutes; mais, s’il s’agit de moquer une religion en particulier, on choisira volontiers celle des chrétiens. Et les mêmes qui ricaneront du christianisme seront bienveillants avec l’islam. Voyez le sourire quand un ami musulman nous dit qu’il fait le Ramadan. Et on ne s’en plaindra pas. Mais qu’un ami chrétien dise qu’il observe un jeûne, pendant une période de Carême, voyez les gueules des uns et des autres…
Cette bienveillance vis-à-vis de l’islam tient à un sentiment de culpabilité : islam, religion des anciens colonisés. Ce discours, c’est le vôtre. C’est alors au même niveau que ces éternels repentants de la colonisation que vous vous situez. Au sentiment de culpabilité, vous opposez celui de l’oppression. Point de bon coupable sans bonne victime. Cependant, le sentiment d’oppression n’est pas l’oppression. Mais lorsqu’il est à ce point enkysté, toutes les preuves contraires tombent à plat. À ce jeu-là, l’ « opprimé » se croira toujours opprimé ; et l’ancien colonisateur restera un éternel colon. La mairie de Paris a beau chaque année célébrer à grands frais le ramadan en ses locaux, ce n’est jamais assez. Construirait-on des centaines de mosquées que ça n’y changerait rien. Je pourrais vous faire le coup du : voyez en pays musulman, les autres religions ne sont même pas autorisées. Se convertir au christianisme ? La prison ou la mort. Mais je ne vous ferai pas ce coup, trop bas.
Le sentiment de victimisation n’est pas la victimisation. À ce propos, je vais vous raconter une histoire personnelle. J’enseignais dans le 18e arrondissement de Paris. Ce jour-là, je rends des copies. Arrivé à M. je lui tends sa feuille. M. la reçoit, baisse la tête. Soudain il la relève. « C’est parce que je suis noir, crie-t-il, que vous m’avez mis une mauvaise note ». Sur le moment, j’en reste ababouiné – mot forgé pour l’occasion. Mais cela ne dure pas. Silence sidérant de quelques secondes, tous nous regardant dans la classe. Et puis tous d’éclater de rire. Mais quel rire, un rire salutaire, un rire de connivence ! Mais on n’y comprendra rien si on n’en explique point la cause. Ce qui déclencha notre hilarité c’est que dans la classe tous les élèves étaient noirs.
Voyez-vous, monsieur, M. était sincère. Il se croyait victime. Mais il jouait aussi la victime. Je ne crois pas que l’une de ces deux parties de son être était plus fausse que l’autre. Il faut prendre cela au sérieux. Mais je pense qu’on a tort d’ajouter à cette forme de schizophrénie un troisième larron : l’islam, l’appartenance à une communauté musulmane qu’on voudrait imposer comme identité définitive.Vous dites en effet, qu’ils sont des millions, en France, marginalisés parce que musulmans. Mais qui vous autorise à les qualifier ainsi ? Beaucoup ne sont plus musulmans que de culture. Ils s’appellent Aziz ou Fatima, mais boivent de l’alcool, mangent du porc. À ce propos, d’où tenez-vous qu’ils ne puissent être élus ? À Montreuil où je vis, beaucoup d’élus se nomment Razi ou Halima. Certains d’entre eux sont même députés ou ministres, paraît-il.. Si certains ont le sentiment d’être laissés de côté, ce n’est pas d’abord en tant que musulmans- mais c’est vous qui dites qu’ils le sont. La réalité est plus triste. Comme mon élève M. ils ont ce sentiment parce qu’ils sont noirs ou arabes.
Ce n’est pas parce qu’il était musulman que mon ami Aziz, ne trouvant pas de travail en France, est parti vivre au Canada. Lui-même n’en avait pas grand-chose à faire de l’islam. C’est parce que son nom en faisait un arabe. Pas parce qu’il serait musulman qu’un certain Nasr de mes amis est bien plus souvent contrôlé que je ne le suis, dans la rue. C’est parce que sa peau est noire.
Je ne nie donc pas que le sentiment de persécution renvoie à une réalité. Celle bien banale, quand elle existe, du racisme, lequel se fiche de savoir si un homme à la peau noire est musulman. Et il ne sert à rien d’accuser tout le monde d’islamophobie. À ce jeu-là, personne ne sera bientôt plus capable de distinguer le racisme de la critique légitime d’une religion lorsque certains présentent des points de controverse comme indiscutables. D’un homme qui refuse d’en embaucher un autre parce qu’il est noir vous diriez qu’il est raciste. Mais diriez-vous à mon amie Hafida, qui a fui l’Algérie parce qu’on voulait lui imposer le foulard qu’elle est islamophobe ?
Voyez-vous donc, monsieur Azzouzi, les uns et les autres ont déjà suffisamment le sentiment – réel ou exagéré – d’être montrés du doigt ; ne les frappez pas d’un tampon islamique qui ajoutera à la confusion générale. Aux racistes, l’islam croira donner des raisons : s’ils ne peuvent vivre comme nous, c’est qu’ils sont musulmans. Aux islamistes, vous donnez des arguments : ils nous persécutent parce que nous sommes musulmans. Vous agitez ainsi un foulard rouge devant ceux qui penchent du mauvais côté, celui de la guerre civile, celui du djihadisme peut-être.
À propos de djihad, j’ai lu qu’il pouvait correspondre, chez certains jeunes gens, à un désir d’absolu. A ce désir, écrit-on, que peut donc opposer notre modèle de société ? Le luxe morne de rester des consommateurs, des chiffes molles ? Alors, plutôt la mort, sur un champ de bataille, fût-ce pour servir une cause horrible : tuer musulmans ou chrétiens, en Syrie. L’explication ne semble pas infondée. Les mêmes qui la soutiennent expliquent aussi la conversion de certains à l’islam par ce désir de spiritualité qu’ils ne trouvent plus ailleurs. Quelle raison en effet auraient-ils de se tourner vers le christianisme, quand il est autant méprisé ? Autant associé à un élan réactionnaire, autant antimoderne ? Chez ceux parmi ces nouveaux convertis qui s’en vont combattre, le djihadisme serait une sorte d’avant-gardisme. Le même élan anti-bourgeois, la même envie de détruire les musées que chez les écrivains dadas ou les peintres futuristes du début du XXe siècle. Mais quelle terrible avant-garde, celle qui préfère démembrer des corps sur un champ de bataille plutôt que sur une toile peinte.
À cette mortelle avant-garde, monsieur, je préfère celle qui se retire dans sa chambre pour prier. C’est là, dans le silence, et non dans les cris « Dieu ! Dieu ! Allah ! Allah ! » que se mène le vrai combat. Tous les prophètes nous disent que le premier ennemi d’un homme, c’est lui-même. Cessez de penser les hommes d’abord comme des communautés, dans lesquelles vous rangez en bloc des millions d’individus sans qu’ils vous aient rien demandé.
Tenez, je m’en vais jouer une minute au prophète : si nous continuons, en France, à dénigrer le christianisme ; si l’antisémitisme qui monte fait émigrer tous les juifs, dans notre pays, et peut-être dans toute l’Europe les musulmans seront un jour les derniers à encore lire la Bible. Mais ils la liront à leur façon particulière, telle qu’on la lit dans le Coran.
*Photo : COLLECTION YLI/SIPA. 00506550_000017.
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