Plus que jamais, le mot « assimilation » nourrit beaucoup de fantasmes, soit qu’on le couvre d’opprobre, soit qu’on en fasse une panacée. Ne nous voilons pas la face : le débat sur l’assimilation se rappelle à notre bon souvenir s’agissant de populations d’origine africaine et arabo-musulmane de plus en plus présentes sur le sol français. Un comparatif pourrait être opéré avec les immigrés d’origine italienne, polonaise ou portugaise établies au cours du XXe siècle, mais il y a plus intéressant encore. Plus exotique. Plus étranger à la culture chrétienne. Il y a l’exemple juif. L’assimilation des Juifs de France est riche d’enseignements ; elle donne à réfléchir aussi bien à ceux qui aujourd’hui ne s’enquièrent que du confort de l’immigré qu’à ceux qui s’illusionnent sur l’adhésion totale des intéressés à ce qui leur fut imposé.
Pour mémoire, du haut Moyen Âge à la Renaissance, des Juifs, en petits groupes, ont toujours vécu sur le sol français. Leur nombre prendra plus d’importance au moment de l’établissement de la communauté séfarade dans le Sud-Ouest, fuyant les excès de l’Inquisition espagnole au début du XVIe siècle. Au milieu du XVIIe siècle, les traités de Westphalie mettent fin à la guerre de Trente Ans. La majeure partie de l’Alsace échoit alors à la France. Outre-Rhin, les sujets de chaque état doivent adopter la religion de leur Prince, ayant toutefois la possibilité de quitter le pays en emportant leurs biens s’ils y sont opposés. C’est dans ces conditions et par l’attrait d’une législation plus clémente à son égard que va lentement s’établir dans l’est de la France la communauté ashkénaze. À ces deux flux migratoires viennent s’ajouter les Juifs de Paris et ceux des ghettos d’Avignon et du Comtat Venaissin sous domination papale jusqu’en 1791.
Ce sont quelques quarante mille Juifs qui peuplent le royaume à la veille de la Révolution, auxquels, sous l’égide de Malesherbes, seront accordés les mêmes droits patrimoniaux que tout autre Français et reconnus les prémices d’une existence civile. Mais alors que les Séfarades, bénéficiant de lettres patentes, s’assimilaient graduellement au contact des autochtones en adoptant leur langue, parfois même leurs croyances, les Ashkénazes, plus rigoristes, revendiquaient quelques particularismes, tels le yiddish. À l’époque, outre l’abbé Grégoire, le personnage à s’être le plus impliqué pour la cause des Juifs fut le député Clermont-Tonnerre. À l’intégration monolithique de la communauté juive dans la société française, ce dernier opposait explicitement le pragmatisme national : tout accorder aux Juifs en tant qu’individus, tout leur refuser en tant que « nation », entendons par là en tant que « communauté ». C’était là démolir pour mieux reconstruire. En 1791, les Juifs de France jouiront enfin de l’égalité de droits en prêtant le serment civique.
Cependant, les principes révolutionnaires, à eux seuls, n’ont pas eu raison de tous les obstacles à une assimilation pleine et entière. Le projet était voué à l’échec s’ils n’avaient pas pris conscience de la nécessité de sacrifier certaines de leurs pratiques (jugées occultes par l’ensemble des Français étrangers à leur religion) sur l’autel de la République naissante. Cette mise en condition, cet élan intellectuel qui a lentement fait son chemin dans les méandres de l’observance judaïque, est essentiellement due au philosophe allemand Moses Mendelssohn, principal tenant de la Haskala (« Éducation » en hébreu, pendant mosaïque des Lumières). En réhabilitant le profane et ses valeurs, en édulcorant la stricte soumission de ses coreligionnaires ashkénazes, Mendelssohn les préparait à pénétrer dans la sphère publique et à accepter les devoirs qui leur incomberaient en tant que futurs citoyens. La Révolution venait d’amorcer l’émancipation des Juifs, l’Etat centralisateur napoléonien allait ensuite œuvrer dans le sens d’une assimilation définitive.
Pour Bonaparte, les religions ne constituent qu’un outil d’ingénierie sociale. Ainsi se voyait-il aussi bien mahométan en débarquant à Aboukir que néo-zélote aux portes de Vilnius, « Jérusalem du Nord » selon ses propres mots. Témoin de l’esprit laïc qui se dégage d’un tel opportunisme : le tout nouveau « ministère des Cultes ». Dans l’esprit du Concordat, l’Empereur s’est voulu le restaurateur d’une certaine hiérarchie dans le culte judaïque. Il souhaitait un clergé qui, reconnaissant de la légitimité à lui offerte par l’État, se ferait le relais le plus fiable d’une différenciation catégorique entre le patriote et le fidèle. Après s’être assuré l’allégeance et la bonne volonté d’une assemblée de notables juifs représentative sur des sujets aussi divers que la polygamie, le mariage et le divorce, la défense ou la permission de certaines professions ou la nomination des rabbins, l’Empereur décida en 1806 la restauration sur le sol français du Grand Sanhédrin, en référence à l’ancien concile – autorité suprême en matière religieuse – qui siégeait dans le Temple de Jérusalem jusqu’à la destruction de celui-ci par les Romains en 70 après Jésus-Christ. Cet octroi assurait officiellement aux Juifs la reconnaissance de leurs racines, mais leur imposait en retour la même abnégation morale vis-à-vis du code civil que les catholiques et les protestants. Suite à cela, l’instauration des consistoires et la construction de synagogues se feront progressivement sur tout le territoire français.
Toutefois, de telles mesures demeuraient insupportables à ceux qui espéraient ouvertement le retour des Bourbon et celui du christianisme comme religion d’État. De Maistre, Bonald ou Chateaubriand parlaient d’Antéchrist et demandaient l’excommunication de Napoléon, le premier auprès du Tsar, les seconds dans le Mercure de France. Dans ces circonstances, soucieux de ménager à la fois le Tsar entre deux coalitions et les élus alsaciens se plaignant de l’usure des Juifs, au cœur d’une Europe qui demeurait profondément antisémite et réfractaire aux idées révolutionnaires, Napoléon allait établir un acte politique réputé « infâme » a posteriori, mais à l’efficacité sans pareille : un moratoire, la mise en sommeil du principe égalitaire pour les citoyens d’obédience israélite sur une période probatoire de dix ans en vue d’une assimilation intensive et donc… coercitive. Les dispositions prises en 1808 furent les suivantes : annulation pour moitié des créances des Juifs, interdiction faite aux nouveaux immigrants juifs de s’installer en Alsace et de pratiquer le commerce, obligation pour eux, jusque-là non respectée, d’adopter un nom de famille, impossibilité de se faire remplacer sous les drapeaux (si ce n’est par un autre Français juif). Discriminatoires et même discrétionnaires, ces mesures avaient pour but d’estomper par la force l’exclusivisme économique qui, professionnellement, était imposé aux Juifs depuis des siècles, et de les contraindre à verser leur sang pour leur pays comme tout autre Français (la voilà la discrimination positive). Régnaud de Saint-Jean-d’Angély et Bigot de Préameneu (rédacteur du code civil) se chargèrent ensuite de mesurer l’effet de ces restrictions et de demander au fur et à mesure l’annulation du fameux décret. Dix ans plus tard, les passions seront apaisées et Louis XVIII ne renouvellera pas ce décret.
De nos jours, des historiens débattent encore du bien-fondé de telles dispositions ; l’assimilation des Juifs ne se serait-elle pas faite tôt ou tard sans elles ? Dans un pays de trente millions d’âmes, à reconstruire socialement, en guerre permanente contre les monarchies voisines et où persistait – comme partout en Europe – un fort sentiment antisémite, il aurait été de fait plus aisé de ne rien faire. La tendance aurait enjoint le gouvernement de ne tenter aucune institution spécifique et d’abandonner à la vindicte quelques milliers de citoyens français, soit en proportion l’équivalent contemporain des habitants de Calais au regard de l’ensemble de la population française. Mais on aime à croire que la fraternité advient spontanément, qu’il n’y a pas à forcer les êtres, que l’appel aux contraintes est odieuse et que les droits seuls suffisent à l’harmonie. Malheureusement, c’est se payer de mots.
Certains voudraient voir en nos banlieues une résurgence des juiveries du Moyen Âge. Le seul véritable point commun est le problème de la religion identifiante, encore que le judaïsme ne se soit jamais voulu prosélyte. Initié en 1999 par Jean-Pierre Chevènement, le Conseil Français du Culte Musulman a pour vocation de représenter les musulmans de France et de hiérarchiser leurs instances, à la manière du Grand Sanhédrin pour les Juifs. Le principe de laïcité n’interdit nullement la reconnaissance claire et objective d’un clergé, sa permanence en est même tributaire d’un certain point de vue. L’initiative, des plus louables, se heurte malgré tout à divers écueils, et non des moindres. La vacance de l’autorité et de la rigueur politiques face à une religion de plus en plus ancrée sur le territoire ne peut astreindre ses fidèles à une introspection indispensable sur le plan théologique. D’autant plus que les ferments de l’islam mêlent étroitement le temporel et le spirituel. Le culte israélite a été quant à lui organisé sous une dictature, dans un cadre politique omnipotent qui a en outre pourvu financièrement à sa mise en branle, un siècle avant la fameuse loi de séparation des Églises et de l’État de 1905.
L’État français, après avoir été le principal vecteur des « Lumières juives », sera peut-être contraint, tôt ou tard, de se faire le promoteur, si ce n’est l’acteur d’une « Haskala musulmane ». Il devra néanmoins surmonter au moins trois obstacles supplémentaires :
Premièrement, le poids démographique : on n’assimile pas plusieurs millions de musulmans comme on assimile quelques milliers de Juifs.
Deuxièmement le conflit israélo-palestinien qui, entre-temps, s’est invité chez nous par procuration (minant les beaux principes républicains de Clermont-Tonnerre)
Troisièmement… François Hollande n’est pas Napoléon. Vraiment pas.
*Image : wikicommons.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !