La question de l’islam de France est l’une des principales sources de rapports et de commissions Théodule de la République. Lundi 12 décembre, des représentants de « l’Islam de France » et des universitaires étaient donc conviés place Beauvau pour participer à une troisième instance de dialogue avec le culte musulman. Il s’agissait en l’occurrence de la présentation d’un rapport sur la formation des imams et l’islamologie. Commandé à la rentrée dernière par les ministères de l’Intérieur, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à Rachid Benzine, islamologue, Catherine Mayeur-Jaouen (historienne de l’EHESS) et Mathilde Philip-Gay (professeur de droit à Lyon-3), ce rapport soulève un problème épineux : aujourd’hui, la majorité des imams et autres cadres musulmans en activité en France, ont été formés à l’étranger. Et dans ce contexte, « formation à l’étranger » ne signifie pas Oxford, Cambridge ou Princeton…
Les quelques instituts privés où on enseigne les sciences islamiques, quand il ne s’agit pas des initiatives d’un prédicateur à succès, sont souvent liés à un pays étranger comme l’Institut Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris, proche de l’Algérie, ou à un courant politico-religieux comme l’Institut européen des sciences humaines à Saint-Denis et à Château-Chinon lié à l’Union des organisations islamiques de France (proche des Frères musulmans). Le souhait de l’Etat de contrôler la formation des cadres musulmans exerçant en France est donc légitime et louable. Sauf que, comme souvent, le gouvernement, désespéré de se montrer actif et afficher des résultats, met le loup dans la bergerie.
A priori, la recommandation des auteurs du rapport de nouer des partenariats entre instituts et universités en attendant que « l’islam de France » puisse faire émerger des « établissements sur le modèle des instituts catholiques », semble de bon sens. Concrètement, le rapport préconise des «conventions sur les matières non théologiques, de chartes ou accords informels » permettant d’ouvrir à « tous les étudiants intéressés » les disciplines telles que la « langue arabe, l’islam, le monde musulman », étoffées et accompagnées par des cours d’histoire, de philosophie de l’islam et de droit musulman. Ces nouvelles filières aboutiraient à des DAEU (Diplôme d’accès aux études universitaires), c’est-à-dire un diplôme universitaire reconnu qui est l’équivalent du baccalauréat. Et pour souligner l’importance accordée à cette action, le gouvernement a mis le paquet. A travers les discours de Bernard Cazeneuve, Premier ministre et ancien locataire de l’hôtel Beauvau, d’Anouar Kbibech, président du CFCM, et de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation des œuvres de l’islam de France, la République a réaffirmé sa foi inébranlable dans l’existence d’un « Islam de France » et affiché sa confiance en ses représentants.
Cependant, derrière la façade pompeuse de ce rassemblement républicain et le discours convenu entendu mille fois (« Les premières victimes du terrorisme islamistes sont les musulmans »), certains participants ont ressenti comme un malaise. Il y avait tout d’abord les formules rituelles en arabe de Djelloul Seddiki, directeur de l’Institut Al-Ghazali, rapporteur de séance auquel il a appartenu de dire quelle voie doit emprunter l’islam de France… sa façon de s’exprimer, sans le moindre souci de réserve dans ce haut lieu de la République, laissait le sentiment qu’il se comportait comme s’il était chez lui.
Mais si l’embarras a gagné certains des universitaires présents, c’est lorsqu’ils ont compris ce que le gouvernement attendait d’eux : légitimer les cadres du nouvel « Islam de France ». Or, le parterre auquel s’adressait le Premier ministre apparaît comme la preuve vivante de l’inexistence de cet Islam de France : les délégués des instances, associations, et communautés musulmanes, lesquels sont aussi les représentants –indirects – des gouvernements étrangers (Maroc, Arabie Saoudite, Turquie) ou de mouvances dont la vision de l’Islam ne correspond pas à celle du gouvernement français. Bref, beaucoup d’arbres qui ne cachent aucune forêt.
Le marché (subtilement) proposé est simple : les universités, en manque cruel de moyens, formeront les futurs imams de la République dans des programmes spécialement conçus pour eux (même si ouverts à tout le monde). Les établissements d’enseignement supérieur devront, bien entendu, s’adapter à leurs futurs étudiants. Sauf qu’il ne s’agit pas de proposer des cours du soir pour des étudiants plus âgés souvent salariés. Pour ceux des participants de cette « troisième instance de dialogue » qui ont l’ouïe fine, il s‘agit d’une toute autre adaptation: éviter d’exposer les futurs imams à des disciplines « non appropriées ».
On peut se demander si les idées de Rachid Benzine, l’un des auteurs du rapport, pourront être discutées dans ces programmes. Car Benzine a une vision du Coran qui s’apparente à de la critique biblique. Ainsi non seulement avance-t-il que le Coran doit être d’abord compris dans son contexte arabe (c’est-à-dire, la Péninsule arabique des VIe et VIIe siècles). Mais l’islamologue rappelle que ce texte a été largement réécrit à l’époque omeyyade (660-750) en dialogue, parfois conflictuel, avec la pensée et les écrits des Byzantins. Pas sûr que le professeur d’arabe subventionné par la Turquie dans une petite université en province intègre les articles de Benzine dans sa liste de lectures obligatoires – qu’ils soient futurs imams ou pas… Autrement dit, ce qu’il aurait été implicitement demandé aux universitaires (et donc aux universités) est de se plier aux exigences de la nébuleuse des associations-institutions musulmanes qui abonderaient globalement dans le sens d’un Islam sectaire, ritualiste, en phase avec l’esprit du wahhabisme, c’est-à-dire sans histoire et hors-sol.
En échange de leur caution – car au fond, c’est de cela qu’il est question -, les universités peuvent espérer bénéficier d’un soutien financier, notamment de la part des pays étrangers poursuivant en France une politique d’influence qui passe aussi par les universités. Qu’il s’agisse de financer des postes de professeurs d’arabe ou de turc – qui enseignent aussi la civilisation et l’histoire – ou, plus si affinités, de créer des chaires et des centres d’études – avec bourses, postes d’enseignants et de chercheurs, accueil d’étudiants étrangers -, les facs s’avèrent, à quelques exceptions près, demandeuses.
Leurs présidents ont besoin à la fois d’argent et de communication. Ils ne crachent donc pas devant la perspective d’une inauguration en présence de l’ambassadeur du pays mécène et de quelques médias. Depuis que l’Etat les a mises au régime sec, tout ou presque est bon à prendre pour les universités. Bref, tôt ou tard, ces nouvelles filières risquent de devenir la tête de pont d’un islam réel très éloigné de celui imaginé par les auteurs et les commanditaires du rapport.
Et tout ceci doit aller très vite. Au-dessus de ce rassemblement pour l’avenir de l’Islam de France, plane le spectre d’un « changement de majorité ». Il faut donc lancer les chantiers et profiter de ces quelques mois pour créer un fait accompli, puis compter sur l’inertie administrative pour les mener à bon port. Avec un peu de chance, la nouvelle majorité politique, débordée par les urgences du nouveau pouvoir, laissera faire.
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