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Irving Penn, mille nuances de gris


Irving Penn, mille nuances de gris
Cuzco Children, Irving Penn, 1948. ©Condé Nast

Pour le centenaire de sa naissance, le Grand Palais célèbre la photographe américain Irving Penn (1917-2009). Cette exposition est un enchantement: l’oeuvre du magicien du gris y est sublimée par la sorcellerie muséale.


Tirer leur portrait

Ni vraiment renfrogné ni vraiment satisfait, résigné peut-être, terriblement présent : ainsi apparaît Alfred Hitchcock dans l’œil d’Irving Penn. Le metteur en scène, entre deux âges, se tient assis, de profil, mais le visage blafard tourné vers l’objectif, comme maintenu par la lumière qui colonise son front dégarni et souligne la masse de ses mains potelées. Un halo épouse la ligne de son dos, qui se détache nettement du fond, et produit un contraste savant avec son corps replet noyé dans l’étoffe d’un complet noir. Ici, Hitchcock ne dirige rien, il est le sujet impeccable d’une scène, qui surprend son humanité. Rien ne fait obstacle au sujet, rien ne s’interpose entre lui et l’objet du photographe.

Voici Picasso : nous sommes en 1957, à Cannes, à l’intérieur de La Californie, propriété du peintre (anciennement villa Fénelon). Picasso se présente devant le photographe coiffé d’un chapeau, le cou et les épaules enfouis sous une sorte de cape. Il se met en scène, s’impose ainsi vêtu, réduisant en apparence la part qui revient à Irving Penn. Or, de l’apparence, celui-ci fera naître la réalité : Picasso a-t-il voulu se dissimuler ? Qu’à cela ne tienne, Penn, grâce à un remarquable travail postérieur à la prise de vue, qui restitue toutes les variations du gris, met en évidence la personnalité de Picasso par la révélation photographique : Picasso se croyait à l’abri, Irving Penn a sorti de la pénombre environnante ce qui le distingue et le fonde : son œil.

Voici encore Marlène Dietrich (1948), de noir vêtue, de trois quarts dos : elle semble être la proie d’impressions mêlées. A-t-elle eu raison de venir, de s’exposer de cette manière ? Que lui veut cet homme, derrière elle ? Marlène, alors, n’est plus une star hollywoodienne, magnifiée, redoutable, mais plutôt une belle femme seule, cernée par l’ombre et la lumière, attentive, peut-être inquiète de l’effet qu’elle produira dans cette posture imposée. Quant à Truman Capote, juvénile, mis au coin de la classe par un instituteur sévère, il observe tout cela d’un air d’ironie butée qui le signale parfaitement. Et Salvador Dali, savait-il qu’il se retrouverait au fond d’un décor, acculé, littéralement « coincé » ? A-t-il eu raison de venir dans cet antre, de se conformer aux indications de cet homme, qui parviendra pourtant à le « réfléchir » ? C’est ainsi qu’en leur imposant un environnement minimaliste, inconfortable, en les dépouillant des hochets de la gloire, Irving Penn contraint Marlène, Dali, Capote et tous les autres à trouver en eux des ressources de vérité qu’ils ignoraient posséder.

La filière russe

Irving Penn est né à Plainfield, dans le New Jersey le 16 juin 1917 de parents immigrés de Russie. Le cinéaste Arthur Penn est son frère cadet. Attiré par la peinture, il est formé aux arts graphiques par Alexey Brodovitch, qui fut de la grande aventure des Ballets russes en tant que décorateur. Brodovitch met son solide bagage culturel, enrichi par son séjour à Paris de 1920 à 1930, au service de la publicité. Ce dernier trait n’est pas anodin : les techniques naissantes de la communication publicitaire, qui, à cette époque, servaient les intérêts de la beauté audacieuse et de l’avant-garde (dans les affiches, par exemple, dans les ouvertures de magazine), n’ont nullement effarouché les artistes ni ne les ont découragés. Au reste, Brodovitch, installé à New York, assurera la direction artistique du fameux magazine de mode Harper’s Bazaar.

Irving Penn est repéré par Alexander Liberman, d’origine russe comme lui, directeur artistique du magazine Vogue, qui l’engage en 1943. En 1947, Liberman lui confie le soin de photographier les personnalités les plus prestigieuses. La « manière » de Penn, très dépouillée, constitue une rupture avec le portrait d’apparat, partout en vigueur, et principalement dans la presse de mode. Le succès de l’entreprise est immédiat ; il consacre son auteur, qui se risque dans l’univers de la haute couture. Sa sobriété aimable, son souci de rigueur corrigé par l’audace graphique et le sens du bizarre, son goût des choses et des matières, tout cela, est coordonné, maîtrisé par son esprit « classique ».

Sa rigueur sans arrogance, son élégance sans austérité, sa science du gris et de la lumière par quoi existent les masses et les volumes, fondent vraiment un style : « Je reste frappé par la diversité et l’incroyable effort de cet homme à embrasser l’univers de la création. Son champ d’expérience m’apparaît comme le faisceau mobile d’un œil unique, implacable et omniprésent, qui nous dérange et nous touche dans sa recherche passionnée du sens de la vie, ébranlant nos idées préconçues de l’existence. » (Alexander Liberman, extrait de la préface à l’ouvrage d’Irving Penn, En passant, Nathan, 1991). Son « faisceau mobile » et sa « recherche passionnée du sens de la vie » le conduiront à tenter de vraies expériences. Par lassitude peut-être, par défi sans doute, et pour fuir la mondanité complaisante, il réalise, dès 1950, d’étonnantes compositions : des représentations presque abstraites de corps féminins fort éloignés des canons esthétiques qui gouvernent la mode. Au Pérou, en 1948, il convoque et fait poser les habitants de Cuzco dans leur touchante précarité. Il agit de même avec les artisans de Paris, puis de Londres, dans l’esprit des petits métiers immortalisés par Eugène Atget. Il découvre l’Afrique : au Dahomey (futur Bénin), il inaugure l’usage d’une vaste tente « sous laquelle il accueille les sujets venus poser pour lui ». Plus tard, après 1970, il « considérera » les mégots de cigarette, qu’il récoltera dans les rues New York… Il cherche encore et toujours, se place, parfois, près du point de rupture de la photographie.

L’exposition présentée au Grand Palais a d’abord été accueillie par le Metropolitan de New York. La « french touch », particulièrement efficace pour tout ce qui touche à la muséographie, lui apporte un éclat supplémentaire, fait souligné par ceux qui ont eu le privilège de visiter les deux sites. Et, en effet, c’est un enchantement de bout en bout. Les tirages sortis des mains d’Irving Penn, l’extraordinaire progression des gris que l’on peut constater dans les visages et dans les corps, leurs effets de cerne et de gravure suscitant les traits, environnant les courbes, révélant avec lenteur et précision la singularité des êtres qu’ils paraissent extraire d’un bloc de nuit, toute cette manifestation éclatante d’une maîtrise complète de la chaîne graphique et chimique possède quelque chose de fascinant.

Exposition « Irving Penn », Grand Palais, Galeries nationales, jusqu’au 29 janvier 2018.

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Octobre 2017 - #50

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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