La polémique qui oppose les fondateurs irlandais du Web Summit, grand-messe de la tech internationale, à l’entrepreneur israélien Ran Harnevo révèle que les Irlandais sont à la pointe de la critique d’Israël. C’est que les anciens frères d’armes de l’OLP se voient comme le seul peuple européen victime du colonialisme européen.
Comme bien des tempêtes médiatiques, celle-ci commence par un tweet. Vendredi 13 octobre, Paddy (Patrick) Cosgrave, un entrepreneur irlandais cofondateur et PDG du Web Summit, la grand-messe de la tech créée en 2009 à Dublin mais qui se tient à Lisbonne depuis 2016, publie sur X une petite phrase : « Les crimes de guerre sont des crimes de guerre, même lorsqu’ils sont commis par des alliés, et devraient être dénoncés pour ce qu’ils sont. » Paddy fait bien entendu référence aux bombardements israéliens à Gaza, mais six jours après le massacre du 7 octobre, il ne le mentionne même pas. Et, sans disposer d’informations fiables sur les bombardements israéliens, il parle de « crimes de guerre » comme s’il s’agissait d’une évidence.
La bévue de Paddy Cosgrave
Son tweet ne passe pas inaperçu. Google, Meta et Intel, ainsi que Siemens, IBM, Stripe, Amazon et le groupe Volkswagen, se retirent de l’événement. Une décision suivie par les principaux sponsors et intervenants dont Gillian Anderson (X-Files), Nick Clegg (ancien ministre britannique) et Amy Poehler (actrice américaine), tous choqués par le tweet.
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Face à la tournure que prend l’affaire, le 17 octobre, Paddy Cosgrave présente ses excuses : il reconnaît avoir manqué de compassion et il condamne l’attaque du Hamas. Mais dans le monde de la tech où des Israéliens jouent un rôle important, c’est trop tard. L’indignation est générale et Ran Harnevo, entrepreneur israélien du secteur, a lancé une campagne contre Paddy Cosgrave, dénonçant la bouillie idéologique dont il est nourri, qui le rend aveugle au pire massacre de juifs depuis 1945.
Ran Harnevo est un entrepreneur en série au parcours typiquement israélien. Après un long service dans l’armée de l’air, il a passé quelques années à se chercher une vocation entre une activité de journaliste à Tel-Aviv et la vie sur une plateforme pétrolière offshore en Afrique, avant de se tourner vers l’entrepreneuriat high-tech. Au début des années 2010, il fonde 5min Media, une société qui produit et diffuse de courtes vidéos pédagogiques (tutoriels « How tos »). En 2016, il vend sa société à AOL pour 65 millions de dollars. De retour en Israël après un long séjour à New York, il se jette en janvier 2023 dans le mouvement de protestation contre la réforme constitutionnelle. Très vite, il s’impose comme l’un des visages du mouvement, aux côtés de Shikma Bressler, Ami Dror et Moshé Radman Aboutbol.
L’« Irish Connection »
Le 7 octobre, comme tous ses « Frères d’armes », nom du mouvement de contestation, Ran Harnevo met de côté le militantisme politique pour se consacrer à la défense de son pays. Et c’est ainsi que le 13 octobre, quand le scandale éclate, Paddy Cosgrave et son entreprise trouvent face à eux un homme déterminé à ne pas laisser passer l’affront. Après quelques jours de polémique, en pleine tenue de la conférence annuelle, Cosgrave démissionne.
L’histoire en serait restée là si Web Summit avait lâché l’affaire. Mais on assiste hélas à de nouveaux rebondissements. La vidéo de Ran Harnevo critiquant Paddy Cosgrave, qui était devenue virale, disparaît suite à une plainte pour violation de droits d’auteurs déposée par…Web Summit. Dans la foulée, Harnevo, partage sur X des captures d’écran de la réclamation que lui a adresséeq la plateforme : on découvre que c’est Adam Connon, haut dirigeant de Web Summit, qui a signalé la présumée violation des droits d’auteur. Son implication dans cette affaire permet de remonter la piste idéologique qui passe par les messages anti-israéliens de Cosgrave : l’« Irish Connection ».
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Comme son patron et associé Cosgrave, Connon est irlandais et tous deux sont actionnaires du web media The Ditch, une sorte de Mediapart irlandais, dans laquelle la société Web Summit possède des parts. Or, ce site, virulemment anti-israélien, a, dans le cadre de sa couverture de la guerre, publié un tweet qualifiant Israël d’État raciste, suprémaciste et pratiquant l’apartheid. Le tweet a été rapidement effacé, mais le tollé est tel que Web Summit doit s’engager à se retirer du capital de la société éditrice de The Ditch et à prendre ses distances avec le média. On peut comprendre à la fois quel genre de lecture a nourri la vision du monde de Paddy Cosgrave et le mécontentement d’Adam Connon voire, peut-être, sa volonté de prendre une petite revanche. Ainsi, selon Harnevo, Connon lui reproche d’avoir intégré à sa vidéo des extraits de la bande-annonce officielle du Web Summit 2023 pour « promouvoir un programme politique […] concernant le conflit entre Israël et la Palestine, sans notre consentement ». Connon pousse le bouchon encore plus loin en précisant : « Le style et la présentation de la vidéo sont faussement similaires à notre bande-annonce, ce qui peut prêter à confusion […] en associant le Web Summit à un contenu politique qu’il n’a jamais approuvé. » Harnevo déclare qu’il se battra jusqu’au bout, ajoutant qu’un nombre considérable d’avocats ont proposé leurs services bénévoles.
L’histoire n’est donc pas terminée, mais elle révèle un phénomène intéressant et peu connu : l’hostilité de nombreux Irlandais pour Israël. Les familiers des coulisses de la politique étrangère de l’UE ne sont pas surpris, car Dublin est toujours à la pointe de la critique la plus sévère d’Israël. Cette étonnante inimitié tient probablement au fait que les Irlandais se voient comme le seul peuple européen victime du colonialisme européen. De surcroît, leur lutte de libération est récente et sa dimension violente l’inscrit dans l’histoire des organisations terroristes de la fin du XXe siècle. Dès le début des années 1970, l’IRA (Armée républicaine irlandaise), s’est tournée vers le leader du marché terroriste, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Bien fournie en armes, jouissant des relations solides derrière le rideau de fer et de camps d’entraînement au Liban et ailleurs, l’OLP est devenue une sorte de « grand frère » de l’IRA. Il faut croire qu’un demi-siècle plus tard, « la rue irlandaise » conserve un petit penchant pour le massacre d’innocents. Si c’est pour la bonne cause, bien sûr.