Il existe plusieurs raisons pour lesquelles on peut s’intéresser à l’Irlande. Ce pays, situé au cœur de l’Europe, est à la fois notre avenir et notre passé ; il a en outre enduré les tourments des nations jeunes alors qu’il semble avant tout être attiré par les ruines. Autre paradoxe : il a une culture et il n’en a pas.
Au cœur de l’Europe ? Pour ceux qui en doutent, il suffit de tourner une carte géographique d’un quart de tour dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. C’est du moins ce que le visiteur du National Heritage Park de Wexford est invité à faire. Et c’est assez convaincant. L’île devient le centre de gravité du continent, comme si elle était aussi le point de rencontre entre la mer, la terre et le ciel. C’est d’ailleurs, d’une certaine manière, ce que les concepteurs dudit parc nous incitent à penser en distinguant deux époques parmi les vestiges préhistoriques, d’abord les sites enterrés, tournés vers l’intérieur de la planète, ensuite ceux des pierres dressées, tournés vers le ciel.
Les Irlandais aiment leurs lointains ancêtres. « Leur mode de vie – lit-on – était si heureux (successful) qu’il s’est maintenu inchangé pendant 3000 ans. » L’auteur ne précise pas si la sédentarisation fut un déclin. En revanche, en avançant un peu dans l’histoire, on lit « qu’en l’absence de l’invasion normande, l’Irlande aurait probablement évolué de son propre mouvement vers un royaume de style européen, mais spéculer sur ce sujet serait futile, parce que les Normands sont bel et bien venus et, dès lors, tout changea. »
Un pays détaché du royaume
Il est vrai que la possibilité d’aller de son propre mouvement n’a été offerte aux Irlandais qu’au début du XXe siècle, comme en témoignent les facs-similés affichées dans les pubs, les bureaux de poste, etc.
Les Irlandais ont un rapport étrange avec la langue, la nation, le temps. La langue nationale est défendue et illustrée avec opiniâtreté tandis que tous les grands auteurs irlandais ont écrit en anglais (voire en français : Beckett). Ce problème est récurrent chez les peuples longuement colonisés. Mais il prend un relief particulier en Irlande, surtout si on le compare au cas de l’Ecosse. Sans rien perdre de son identité, l’Ecosse irrigue le Royaume-Uni de sa culture et de son énergie régénératrice ; existe-t-il un Anglais qui n’ait pas un ancêtre écossais ou qui n’aille pas de temps en temps chasser ou pêcher en Ecosse afin de retrouver le sens de l’existence ? L’Irlande, quant à elle, s’est détachée du royaume pour donner un sens à son existence. En se (re)donnant un mouvement propre, n’a-t-elle pas pris le risque d’égarer le point de repère de ce même mouvement ?
C’est là que le rapport problématique au temps intervient. On hésite à déterminer quand l’histoire de l’Irlande a commencé à sortir de ses gonds. Avec la sédentarisation des tribus préhistoriques ? Avec l’invasion des chevaliers anglo-normands ? Avec les destructions et les meurtres de Cromwell (aussi perpétuées en Angleterre et en Ecosse) ? Ou peut-être avec l’entrée dans l’Union européenne ?
À ce propos, dans l’introduction d’un guide touristique dont je tairai le nom, après quelques paragraphes sur l’Irlande mythique, verdoyante et bucolique, on lit que le pays est chargé d’une histoire douloureuse, mais « heureusement, les aides de l’Union européenne ont permis à la République d’Irlande d’améliorer ses infrastructures. » Edition de 1996 : avant la crise. Ici, il y a eu le boom immobilier, puis la crise (c. 2006-2010). Peut-être qu’avec le temps, il devient de plus en plus difficile de distinguer l’un de l’autre. Surtout si l’on voit les choses dans le sens culturel. Un logeur de Bed & Breakfast, un homme simple, explique ainsi que pendant le boom, on a détruit beaucoup de maisons anciennes, notamment celles au toit de chaume. Depuis, on en a reconstruit quelques-unes au National Heritage Park. Du reste, le logeur n’est pas naïf : selon lui, il doit coûter une fortune d’assurer une maison au toit de chaume. En revanche, il ignore que les infiltrations humides à travers les murs de sa maison en pierres sont dues à l’abus du ciment.
Innombrables abbayes en ruines
Destructions ! Il est vrai qu’en assassinant l’élite nationale, Cromwell a accompli en Irlande ce qui ressemble à un génocide culturel. Mais on peut se demander si les Irlandais n’ont pas altéré la constance ou la reconstruction culturelle en concentrant leur énergie sur l’indépendance politique. Le poète Yeats, en son temps, a fait son choix. S’il a contribué à la création du théâtre irlandais, il a toujours refusé de s’engager politiquement (malgré les supplications de sa bien-aimée– qui l’a finalement plaqué pour cela).
Au demeurant, il ne faudrait pas croire que l’art n’est plus en Irlande. À Wexford, petite ville de 20 000 habitants reconnue pour son festival d’opéra en automne, on donnait le 10 février dernier une représentation de The Dead, adaptation contemporaine de la nouvelle de James Joyce pour quatre voix et un quatuor à cordes. L’espace était si bien démultiplié par le décor et la mise en scène que rien ne paraissait superflu.
Sur une table inclinée, les nombreux plats du banquet étaient représentés par des moulages de jelly aux couleurs variées (sauf les céleris, présents sous la forme d’une botte de céleris). Au moment du départ, les quatre acteurs, se posaient plusieurs fois l’un à l’autre le même manteau sur les épaules, comme s’ils avaient été effectivement quinze ou vingt. Imagination, respect : l’humilité, en quelque sorte, de l’artiste face à l’oeuvre et face au public.
Mais comment relier cette expérience heureuse avec, par exemple, les innombrables abbayes en ruines qui ornent étrangement le paysage irlandais ? On renonce à comprendre ce goût de la ruine quand on voit par exemple à Kenmare (sud-ouest du pays), un cimetière à l’abandon et son église néo-gothique du XIXe siècle, pas moins écroulée que les autres. Et ce n’est pas que le fait aurait échappé à l’attention générale, comme en témoigne un panneau d’information détaillé. Cromwell n’y est pour rien. Et l’Union européenne non plus. Quelque chose se passe dans ce pays qui ne passe pas. Dans le centre de Kenmare, il y a plusieurs boutiques de confiserie, mais aucun enfant. Un homme, avant d’entrer dans une de ces boutiques, jette un coup d’oeil à droite et à gauche. En face, le patron d’un petit supermarket se fend d’un large sourire entre ses moustaches, comme s’il était en train d’aiguiser ses couteaux, tout droit sortis d’un film d’Hitchcock. Tout est calme. En fait, dans toute la ville, on entend seulement du bruit dans la cuisine d’une pâtisserie : ce sont les deux employées françaises qui font la vaisselle en échangeant des rires cristallins. Tous les autres sont mornes et parlent à voix basse. Un géant vêtu d’un anorak jaune ne supporte pas la vue d’une famille enjouée. Il va boire son verre d’eau dehors.
Des boutiques typiques… de l’Europe centrale
D’une ville à l’autre, tout change. À Kilkenny : la discothèque. À Killarney : les pubs celtiques. D’ailleurs, les Irlandais ont-ils une idée claire de l’espace et de leur pays ? Deux personnes estiment la distance entre Killarney (sud-ouest) et Wexford (sud-est) respectivement à 2-3 heures et 4-5 heures de route. (En fait : 3h30).
Ceci dit, on mange et on boit bien dans les pubs et le local a du bon. Ainsi les joueurs de Hurling sont-ils censés jouer dans l’équipe du comté dont ils sont originaires. Le Hurling, c’est ce sport national et amateur qui combine le hockey sur gazon et le rugby. Assez brutal et presque désordonné, il offre un spectacle divertissant aux familles. Du reste, il y a quelque chose de non-violent dans cette résistance farouche et tranquille aux “valeurs” de notre temps (l’appât du gain). Cela fait réfléchir.
D’autre part, si l’on craint que l’Irlande soit enclavée, en proie à l’endogamie, consolons-nous avec les signes d’un apport (modéré) du continent : les Turkish Barbers, les Polish Shopkeepers, les Hungarian Dentists, les French Bakeries. Dans la ville de Mallow (au centre-sud), il y a une boutique Delikatesy krowka tout à fait typique non seulement de la Pologne, mais aussi de la Hongrie ou de la Roumanie. Les mêmes rayonnages de boites de conserve aux formats insolites, de soupes et de sauces diverses en sachet, et le rayon charcuterie, et la touche polonaise aux fruits et légumes (pommes de terre, pommes, choux, betteraves). Quand on lui demande le nom, dans sa langue, d’une saucisse particulière, la jeune vendeuse polonaise répond « cabanos » en soulevant une épaule de manière irrésistible.
Le cabanos, c’est aussi tout un monde. L’Irlande au coeur du continent, de ses joies et de ses peines : à la croisée des vastes espaces de l’homme.
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