Un dilemme moderne est un recueil de huit nouvelles stimulantes sur les jeux de l’être et du paraître.
La nouvelle est un art difficile, tiraillé entre la nécessité de présenter un univers complet, à l’instar du roman, et l’injonction voltairienne de prendre le temps de faire court. Irène Lurçat, journaliste et traductrice, y réussit avec brio dans Un dilemme moderne, avec huit nouvelles, huit mondes, huit relations entre des personnages, qui butent souvent contre leur propre psychologie complexe.
Cela commence par un « Voleur de vie », ballade onirique en taxi, dont le chauffeur collectionne les objets trouvés qu’il entasse dans un musée à eux dédié. Cela plonge ensuite dans le for intérieur d’une femme en manque, qui se tutoie pour s’admonester : « Tu regardes les autres couples, tu formules sur eux des jugements à l’emporte-pièce, avec la sorte d’exaltation imbécile, qui te donne déjà, si vite, l’éventualité d’être enfin, toi aussi, une « femme accompagnée » ».Et aussi : « Tu cèdes à l’envie d’adopter d’autres goûts au détriment des tiens, tu cèdes au besoin moutonnier de te fondre dans un groupe et tu communies dans l’amour de Jane Birkin et du bon vin ». S’il y a une célibataire parisienne qui n’a jamais senti cette solitude enragée, qu’elle lui jette la première pierre !
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Quelques remarques subtiles sur l’être et le paraître valent aussi le déplacement. Celle de l’avocate en soirée, qui sait le mépris officiel pour l’argent dans une société droit-de-l’hommiste qui condamne les losers : « Tu choisis habilement tes phrases afin de laisser entendre que ton ambition, respectable, certes, ne t’empêche pas, néanmoins de te porter au secours de la veuve et de l’orphelin et de témoigner un souci humain ». Une autre parisienne, écrivain celle-là, le succès et l’aisance venus, embauche une femme de ménage, « qui sera bien contente de l’avoir comme boss au lieu de ces bourgeoises puantes », tout en ayant l’impression que rien n’a changé depuis les vaches maigres : « Dans notre esprit, ce luxe n’était que la prolongation naturelle du « strict minimum » d’autrefois ».
Quand Irène Lurçat dit « je » au masculin, c’est par la bouche d’un procrastinateur qui se décide enfin, devenu adulte, à rechercher son père inconnu : « C’était pour moi un horizon. Cet horizon me donnait de la force. Un matin, on prend le risque de s’en approcher. […] On n’est pas obligé de gravir les échelons un par un. Il suffit, un jour, de les gravir tous. C’est comme ça qu’on vit ». Sauf que le personnage a souvent « l’impression d’être un doigt minuscule dans une main de géant, trop petit, même pour être écrasé ».
Une des dernières nouvelles du recueil s’intitule « Le cri de la tortue », car « il n’est rien de pire que le cri d’un animal muet ». L’héroïne, elle, n’est muette que de stupeur et de douleur lorsque son mari lui annonce qu’il la quitte, deux mois avant la naissance de leur premier enfant. Situation classique, certes, mais observée par une entomologiste du sentiment, elle prend la dimension de fractales symétriques : « Tandis que je regardais sa bouche tremblante de fureur, j’ai imaginé qu’il poursuivait un discours intérieur, en exprimant sa pensée plus franchement. […] La violence du combat qu’il avait mené contre lui-même lui avait paru un gage suffisant de sa bonne conduite ». L’abandonnée décide que le coupable n’aura pas sa haine : il en serait trop déculpabilisé ! « Je vais tourner à l’aigre, je me comporterai en mégère et il pourra m’oublier le cœur léger. […] C’était la première fois qu’il me surprenait. Mon mari n’est pas quelqu’un de très fantaisiste. […] Et puis j’étais persuadée que c’était un homme à principes, comme il l’affirmait lui-même… »
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Elle a décomposé la vérité unique de sa souffrance « en autant de vérités singulières qui venaient me frapper, chacune à sa manière… Et chaque fragment de mon chagrin le contenait tout entier ». De quoi s’étonner elle-même de sa propre empathie, sans en être dupe : « Cette bonté n’était que la forme ultime de ma résistance passive ».
Comme l’expliquent les spécialistes du deuil, de la prise de conscience à la colère et de la colère à la guérison, la distance est celle qu’il faut franchir : « La colère s’est levée, vent de sable qui emporte avec lui des grains minuscules. J’étais redevenue moi-même, agressive, délivrée de la gangue de douceur et de patience qui avait fait de moi quelqu’un d’autre ». Si la nouvelle est l’apéritif du roman, ce premier recueil donne faim : on attend le plat de résistance.
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