Mardi 7 juin, 10h15. À Téhéran, deux commandos téléguidés par l’Etat islamique tentent de pénétrer dans deux des plus hauts lieux de la République islamique : le Mausolée de l’Imam Khomeini et l’Assemblée nationale (Majlis). Une troisième équipe est neutralisée par les forces de sécurité avant de pouvoir passer à l’action. Pour la première fois depuis les années 1980, marquées par les guerres fratricides entre enfants de la Révolution islamique (marxistes, islamistes, libéraux, Moudjahidines du peuple), des attentats terroristes frappent le cœur de la capitale iranienne.
Le chiite, ennemi prioritaire du djihadiste
Il s’en est fallu de peu que le pire n’advienne : les terroristes, tous Iraniens et que les autorités locales accusent aujourd’hui d’appartenir à la fois à Daech et aux Moudjahihines du peuple sans craindre les amalgames, n’ont pu entrer dans l’enceinte du Parlement, ni à l’intérieur du mausolée de Khomeini. Mais ne nous y trompons pas : si le président du Majlis Ali Larijani minimise les faits, l’E.I, acculé à Mossoul et Raqqa, dont le territoire se rétracte jour après jour mais reste à quelque 30 kilomètres des frontières iraniennes, a infligé un coup symbolique très fort à la théocratie chiite. En vertu de la doctrine jadis professée par Abou Moussab Al-Zarqaoui au temps d’Al-Qaïda en Irak, le chiite constitue l’ennemi prioritaire du djihadiste.
« Mort à l’Amérique!»
Les 13 morts et 42 blessés des deux attaques de mardi, majoritairement des citoyens iraniens venus rencontrer leurs députés ou visiter la sépulture du père de la République islamique, sont les premières victimes du terrorisme « takfiri » au pays des mollahs. Car les autorités religieuses et civiles iraniennes ont beau annoncer que des dizaines d’attentats ont été évités ces deux dernières années, notamment le mois dernier le jour de la réélection du président Rohani, il y a quelque chose de tragi-comique à entendre les hiérarques locaux faire comme si de rien n’était. Pour l’anecdote, cependant que les terroristes retenaient en otage plusieurs civils dans les bâtiments administratifs du Parlement, les députés ont poursuivi la séance, leurs travaux n’étant interrompus que par les cris de «Mort à l’Amérique!» scandés à l’unisson sur tous les bancs.
Feu sur l’Arabie!
Conspuer le « Grand satan » ne fait cependant pas une politique. Selon la dichotomie en vigueur depuis 1979, le monde se scinde en deux groupes ennemis : les « déshérités » et les « arrogants ». Comme l’explique un Français installé à Téhéran, « La vision générale qui domine dans le pays est un combat entre d’une part les forces qui font le jeu des puissances dites « arrogantes » ou de « l’Estekbar », un terme-clé de la doctrine de la révolution islamique » pour désigner le bloc composé de tous les ennemis du régime. Autant dire les Américains, les Israéliens, les pétromonarchies sunnites du Golfe ainsi que « les 70 groupes terroristes takfiri d’inspiration wahhabite qui sévissent de plus en plus sur la planète ». A cette aune, le double attentat de cette semaine devrait resserrer les rangs de la nation iranienne, composée d’une multitude d’ethnies (Azéris, Arabes, Arméniens…), contre ses ennemis – réels ou fantasmatiques. « La notion de guerre chiites vs sunnites n’a pas de sens en Iran qui comprend 15% de sunnites, sans compter les réfugiés afghans », indique notre contact sur place qui reprend les imprécations du pouvoir contre l’Arabie saoudite, accusée de financer le terrorisme au sein même de l’Iran.
Realpolitik qatarie
D’ailleurs, quid du récent bannissement du Qatar par Ryad, Abu Dhabi et Le Caire ? Le guide Khamenei agonit d’injures l’Arabie, tout en rappelant que ni le Koweït ni le sultanat d’Oman ne soutient l’ostracisation de Doha. En attendant que l’émir du Qatar aille à Canossa s’excuser auprès de son parrain saoudien de sa trop grande mansuétude à l’égard de Téhéran, avec lequel il partage un immense champ gazier, les Iraniens fourbissent leurs armes. Après tout, nous sommes revenus au statu quo ex ante qui prévalait avant les révoltes arabes, du temps où l’émirat du Qatar jouait les intermédiaires dans nombre de conflits inter-arabes. A l’instar de la Turquie de l’époque, le Qatar appliquait alors la politique du « zéro problème avec les voisins » en vertu de laquelle l’émir avait dénoué la crise présidentielle libanaise de 2008 plutôt au bénéfice du camp pro-iranien (Hezbollah, Amal) afin d’éviter une nouvelle guerre civile au pays du Cèdre. Dix ans plus tard, les printemps arabes et l’éruption de l’Etat islamique ont ravivé les tensions entre les deux axes régionaux (« sunnite » autour de l’Arabie, « chiite » avec l’Iran et ses alliés syrien, irakien voire libanais). Aujourd’hui, « le Qatar prend conscience des risques inconsidérés qu’il encourt en cas de conflit ouvert (qu’il pressent peut-être) avec l’Iran qui pourrait détruire Doha avec quelques missiles. C’est pourquoi il essaie de se démarquer de l’Arabie saoudite vis-à-vis de l’Iran qui vient de lui envoyer son premier avion cargo chargé de ravitaillement, sa frontière terrestre avec Ryad étant fermée. » analyse l’expert français. Vraisemblablement, il ne faudra pas attendre de brusque changement d’alliance, explique-t-il, « vu les antécédents de Doha dans le soutien aux groupes djihadistes » bien qu’un certain ajustement stratégique soit possible. Ainsi de la Turquie d’Erdogan qui, telle le Qatar de l’ancien émir, s’était cru plus grosse que le bœuf au risque de se casser les dents en Syrie. Depuis un peu moins d’un an, Ankara s’est néanmoins rapproché de son voisin iranien pour constituer une force de coordination avec les Russes en Syrie.
La guerre des mots est déclarée
Sur ce modèle, l’Iran prétend vouloir appliquer avec pragmatisme le mot d’ordre « Sécurité pour tous ou pour personne dans le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz », tout en soutenant la rébellion houthie au Yémen, les mouvements de droits civiques au Bahreïn, et l’ensemble des minorités chiites présentes dans cette zone pétrolifère. Au milieu de ce grand échiquier, le président américain a fait preuve d’une rare constance en excluant l’Iran de tout deal diplomatique malgré l’accord de Genève qui devait faire revenir Téhéran dans le concert des nations. A l’annonce du double attentat de Téhéran, Trump a pris des accents reaganiens : « les Etats qui appuient le terrorisme risquent de devenir les victimes du mal qu’ils soutiennent ». Une déclaration intervenue quelques jours après que le Sénat américain a voté l’adoption de nouvelles sanctions anti-iraniennes pour « soutien à des actes de terrorisme international ». Back to the eighties ?
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