Pierre Razoux est directeur de recherches à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Ce spécialiste de l’armée israélienne vient de consacrer un essai très documenté à la guerre Iran-Irak, qu’il interprète comme la mère de toutes les batailles géopolitiques actuelles au Moyen-Orient. Loin de la simple étude historique, La guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988 (Perrin) retrace la genèse des rapports de forces entre les différentes puissances de la région noués ces trente dernières années. Un livre impressionnant d’érudition et de profondeur stratégique.
Daoud Boughezala : Vous remettez en cause l’existence d’un « arc chiite » qui passerait par Damas, Bagdad et Téhéran. Selon vous, le récent regain de nationalisme du gouvernement chiite irakien pourrait conduire à une nouvelle guerre avec l’Iran. Mais quel intérêt aurait un Etat aussi faible que l’Irak à affronter la puissance militaire régionale que représente Téhéran ?
Pierre Razoux : Je crois que le Premier ministre irakien Maliki est bien conscient que tous ses voisins, y compris l’Iran qui le soutient, ont intérêt à maintenir un Irak faible, sans qu’il sombre toutefois dans le chaos. Pour sortir de cette impasse et reforger l’unité nationale, Maliki sait qu’il ne peut jouer que sur trois cartes : soit remettre au pas les Kurdes, ce qui est inconcevable tant qu’ils sont soutenus par la Turquie et les Etats-Unis comme aujourd’hui ; soit lorgner une nouvelle fois sur le Koweït, mais c’est impossible tant que Washington se pose en protecteur de l’émirat ; soit remettre sur la table la question du statut du fleuve Chatt el-Arab face à l’Iran. Si Téhéran normalisait ses relations avec l’Occident, cette option n’aurait que très peu de chances d’aboutir. Si, en revanche, l’Iran continuait à être ostracisé par la communauté internationale, Maliki ou son successeur pourrait être tenté, non pas de se lancer dans une nouvelle guerre dont l’Irak n’aurait pas les moyens, mais de créer un point conflictuel de fixation autour du Chatt el-Arab pour mobiliser la nation irakienne contre « l’ennemi héréditaire persan ». J’ai pu interviewer des généraux irakiens qui m’ont assuré qu’ils pourraient faire plus facilement la paix avec Israël qu’avec l’Iran ! Un tel affrontement pourrait prendre la forme d’escarmouches ou de provocations frontalières et faire le jeu des pétromonarchies du Golfe qui ne seraient pas mécontentes de disposer d’un instrument de pression contre l’Iran.
Puisque vous évoquez l’Iran, si je vous ai bien lu, Téhéran n’aurait pas hésité à accepter les fournitures militaires d’Israël tout au long de ses huit années de guerre avec l’Irak…
Tout d’abord, il faut rappeler que l’Iran et Israël n’ont aucun contentieux historique qui les oppose. C’est une donnée fondamentale. Pendant la période du Chah, ces deux pays coopéraient même de manière très étroite. Après la révolution islamique de 1979, Israël et l’Iran ont continué à coopérer discrètement au nom d’intérêts mutuels bien compris. Pour Israël, il s’agissait de nuire à l’Irak qui était à l’époque son principal adversaire, d’empêcher Saddam de se doter de l’arme nucléaire, de négocier le retour en Israël d’un certain nombre de Juifs iraniens, d’engranger des devises en vendant des armes à Téhéran et d’avoir les mains libres au Liban, face à la Syrie. Pour l’Iran, la priorité était d’obtenir des armes, des munitions, des pièces détachées et des informations sur l’état des forces irakiennes. C’est grâce à des renseignements israéliens que les Iraniens ont conduit en 1981 une attaque destructrice contre l’aérodrome H-3, près de la frontière jordanienne, où étaient entreposés de nombreux Mirage F-1 livrés par la société Dassault à l’Irak !
En ce cas, comment expliquez-vous la surenchère verbale de l’Iran contre l’Etat hébreu sous les deux présidences Ahmadinejad (2005-2013) ?
Après la guerre Iran-Irak, les présidents Rafsandjani et Khatami ont tout fait pour maintenir discrètement le contact avec Israël, avec plus ou moins de succès. La donne change en 2003, quand le régime de Saddam Hussein est démantelé par les Américains. Les Israéliens, qui souhaitent conserver leur monopole nucléaire au Moyen-Orient, estiment alors qu’après la « neutralisation de l’Irak », il est de leur intérêt d’ostraciser l’Iran pour l’empêcher de progresser sur la voie d’une possible acquisition de la bombe atomique. Ils n’attendent plus qu’un prétexte qui survient en 2005, avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejad. Ce dernier, bien conscient du vieux fond d’antisémitisme animant les masses populaires iraniennes qui ont soutenu la révolution islamique, se lance dans des diatribes populistes contre Israël pour asseoir son emprise sur une partie de la population. Le régime se laisse piéger par sa propre rhétorique, d’autant plus qu’il dispose ainsi d’un exutoire facile pour évacuer les frustrations d’un peuple de plus en plus victime du poids du clergé et de l’incurie du système.
La page Ahmadinejad tournée, l’Iran vient d’amorcer début de dialogue avec les Etats-Unis sur le programme nucléaire iranien. Ce revirement est-il la conséquence d’un effondrement économique engendré par les sanctions internationales ?
Oui, indubitablement. À Téhéran, chacun semble comprendre que le temps joue désormais contre l’Iran, que les sanctions économiques sont efficaces, tout comme les actions clandestines. Pour les dirigeants iraniens, il est urgent de sortir le pays de l’isolement et de faire tomber les sanctions pour attirer massivement les capitaux étrangers et mettre en valeur les importantes réserves gazières et pétrolières du pays. Le guide Ali Khamenei n’a pas oublié l’épisode douloureux de la fin de la guerre Iran-Irak, lorsque l’ayatollah Khomeiny ne s’était résolu à mettre un terme à sa croisade contre Saddam Hussein que lorsque les caisses de la République islamique étaient vides et que les Etats-Unis se préparaient à intervenir directement contre l’Iran, après avoir humilié l’armée iranienne au cours d’une bataille aéronavale d’envergure, au large du détroit d’Ormuz. La marge de négociation du pouvoir iranien avait été alors nulle et l’économie iranienne avait mis dix ans à s’en relever.
Aujourd’hui, les élites dirigeantes iraniennes préfèreraient négocier avec les Etats-Unis tant qu’elles disposent encore d’une marge de manœuvre. Elles perçoivent aussi que c’est leur intérêt et que la fenêtre d’opportunité que représente le second mandat d’Obama et le premier mandat de Rohani ne durera pas éternellement.
Justement, le nouveau président iranien est-il vraiment le « modéré » que dépeignent les médias occidentaux ?
Ne vous y trompez pas, Hassan Rohani est un pur produit du système clérical iranien ! Ce n’est pas un réformateur. C’est un pragmatique qui sait qu’il lui faudra composer à la fois avec la frange réformiste, le clergé, les gardiens de la révolution et les ultraconservateurs. S’il y parvenait, il aurait tous les atouts pour prétendre à la succession du Guide, lorsque celui-ci disparaîtra. C’est peut être ce qu’il a en tête ou ce qu’Ali Khamenei lui fait croire.
Si Téhéran continue de développer son programme nucléaire, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou pourra-t-il vraiment empêcher l’Iran de se doter de l’arme atomique ?
Bien sûr, Israël peut toujours intervenir militairement avec son aviation, ses forces spéciales et ses missiles balistiques. Mais Netanyahou sait par ses conseillers que l’armée israélienne n’est pas capable de soutenir seule une campagne aérienne dans le temps. Elle peut tout au plus réaliser quelques frappes symboliques qui ne réduiront pas à néant le programme nucléaire iranien, même si elles peuvent le retarder. Il sait aussi qu’en faisant cela, il se met dans une position extrêmement délicate par rapport à son allié américain qui demeure, in fine, sa meilleure assurance-vie. C’est la raison pour laquelle il privilégie la guerre économique et les actions clandestines pour éliminer des scientifiques et retarder le programme nucléaire iranien, grâce également à la guerre cybernétique. Je crois que le Premier ministre israélien est bien conscient qu’une normalisation entre Washington et Téhéran le mettrait dans une situation très inconfortable, a fortiori si la Syrie se séparait effectivement de son arsenal chimique et si l’Iran acceptait de rester en dessous du seuil nucléaire, car dans ce cas, comment justifier son propre arsenal d’armes de destruction massive ? Les Occidentaux pourraient alors être tentés, Etats-Unis et Russie agissant de concert, de le contraindre à des concessions sérieuses face aux Palestiniens, ou à changer de discours par rapport à l’Iran. Or, Benjamin Netanyahou a construit sa stratégie de communication sur la menace iranienne, pour occulter le dossier palestinien. Dès lors, il se retrouverait coincé.
Pierre Razoux, La guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988, Perrin, 2013.
*Photo : Sipa.
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