Une blague doit égayer les vols entre Tel-Aviv et Istanbul. Benyamin Netanyahou et Recep Tayip Erdogan sont au moins d’accord sur un point : l’Iran ne doit pas obtenir la bombe atomique, ni même se sentir les coudées franches pour redevenir le gendarme de la région. Depuis l’intervention de Netanyahou au Congrès destinée à torpiller l’ouverture d’Obama vers Téhéran, la presse a tendance à assimiler un peu hâtivement sa position à l’opinion commune israélienne, alors même qu’un éminent journaliste de Yediot Aharonot salue les avancées de l’accord de Lausanne, et démontre l’inefficacité d’éventuelles frappes contre les sites nucléaires iraniens. Une analyse très proche du diagnostic des milieux sécuritaires israéliens, Mossad et état-major de Tsahal compris, qui tout en préparant méthodiquement l’option militaire contre l’Iran, s’opposent farouchement à son exécution.
Mais rendons au César ottoman ce qui lui appartient. Beaucoup moins commentées que les rodomontades du chef du gouvernement israélien, les attaques d’Erdogan contre son voisin iranien n’en sont que plus violentes. La semaine dernière, le dirigeant islamiste, qui se fantasme en néo-sultan du monde musulman, ne s’est pas montré avare de piques : « L’Iran essaie de chasser l’État islamique de la région dans le seul but de prendre sa place (…) L’Iran tente de dominer la région. Cela commence à nous déranger, ainsi que les pays du Golfe et plusieurs autres Etats voisin. Et nous ne saurions l’accepter (…) Regardez l’Irak : les Iraniens se battent contre Daech [NDLR : ce qui n’est pas le cas de toutes les armées du coin, suivez mon regard…] et ont envoyé leurs Gardiens de la Révolution. L’Iran n’a toujours pas retiré ses forces du Yémen, de Syrie et d’Irak ».a-t-il lâché au cours d’une conférence de presse menée avec son homologue ivoirien. Dans la foulée, Erdogan a annoncé le maintien de sa visite à Téhéran le 7 avril prochain, malgré les propos incendiaires dont il ponctue chacune de ses interventions sur le sujet, notamment pour soutenir la coalition arabo-sunnite qui bombarde le Yémen.
Autrefois, on avait coutume d’opposer la République laïque héritière d’Atatürk, membre intégrante de l’OTAN, à la République islamique voisine, parraine du terrorisme à travers le Hezbollah et ses réseaux affiliés. O tempora, o mores : si Téhéran est loin d’avoir renoncé à sa diplomatie parallèle, dont les contours n’épousent pas toujours les intérêts de l’Europe, accord de Lausanne ou pas, la montée aux extrêmes d’une Turquie assez sûre d’elle-même pour laisser passer les djihadistes de Daech rebat les cartes.
D’après l’éditorialiste turc Semih Idiz, la virulence d’Erdogan contre l’Iran dépasse le cadre de la rivalité entre puissances régionales, ou du conflit sunnites/chiites. Même à Ryad, on fait preuve de plus de diplomatie à l’égard de Téhéran, le très persanophobe roi Salman ayant officiellement souhaité que l’accord de Lausanne règle une bonne fois pour toutes la question nucléaire iranienne. Pour Idiz, fin connaisseur de l’AKP, Erdogan ne s’inquiète pas seulement d’un éventuel retour en grâce de l’Iran sur la scène internationale. Le président turc abat en fait l’une de ses dernières cartes dans une opération séduction dirigée vers le monde arabe. Isolé depuis son soutien obstiné aux Frères Musulmans égyptiens, tunisiens et palestiniens (Hamas), Ankara peine à renouer des relations diplomatiques apaisées avec l’Arabie Saoudite et l’Égypte. Pour donner des gages de bonne volonté à ses « frères » sunnites, Erdogan multiplie donc les déclarations de soutien à l’opération anti-houthis du Yémen, afin d’endiguer l’arc chiite qui enserre le Moyen-Orient.
Un calife en cachant un autre, la Turquie islamiste tente d’avancer ses pions pour imposer sa version de l’islam politique. Par les temps qui courent, Daech a bonne presse chez les jeunes désaxés, l’Iran connaît un regain de popularité parmi la diaspora chiite, et la gérontocratie saoudienne semble moribonde, aussi Erdogan représente-t-il le dernier modèle de radicalisme sunnite dynamique et « présentable ». Le djihad en costume-cravate n’a pas dit son dernier mot.
*Photo : AP/SIPA. P21579393_000029.
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