Le vendredi 10 juillet, l’Europe se déchirait sur la nécessité de sauver la patrie de Platon, la sonde New Horizons s’apprêtait à passer en rase-mottes au-dessus de Pluton, et les négociateurs occidentaux se demandaient s’ils arriveraient enfin à empêcher l’Iran de produire du plutonium. Pendant ce temps, à Téhéran, on célébrait la « Journée de Jérusalem » et on brûlait des drapeaux en chantant « Mort à l’Amérique ! Mort à Israël ! ».
Il a fallu à peine moins de temps pour atteindre Pluton qu’il n’en a fallu aux EU3/EU+3[1. Trois pays de l’Union européenne (Allemagne, France, Royaume-Uni), l’UE elle-même et trois pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU (Chine, États-Unis, Russie), soit sept négociateurs.] pour négocier un accord sur le nucléaire iranien : New Horizons avait en effet été lancée le 19 janvier 2006, et les Occidentaux (avec leurs alliés de circonstance russe et chinois) avaient présenté leur première « offre globale » de règlement le 6 juin 2006.
Après vingt-deux mois de négociation intense et dix-huit jours à l’isolement dans ce quartier de haute sécurité qu’était devenu le palais Cobourg (fâcheusement situé Theodor-Herzl-Platz[2. John Kerry résidait à l’hôtel Imperial, autre haut lieu du tourisme viennois, fréquenté en son temps par le chancelier du IIIe Reich.]) ponctués de rares escapades dans le cellier de l’hôtel (affectueusement surnommé « Fordoo »[3. Du nom d’une usine souterraine d’enrichissement de l’uranium.]), les négociateurs signaient donc ce 14 juillet à l’aube un Plan commun d’action d’ensemble long de 140 pages, dont 120 d’annexes techniques.
Les sanglots à peine contenus de John Kerry donnèrent le ton. Peace in our time ! Le concours des commentaires aussi dithyrambiques que ridicules commença immédiatement. Mentions spéciales pour la campagne du lobby pro-iranien à destination du Congrès (« Vote4Peace ») et pour la proposition de l’ancien ministre suédois Carl Bildt de décerner le prix Nobel de la paix 2015 conjointement à John Kerry et à son homologue iranien Javad Zarif[4. Deux jours plus tard (16 juillet), c’était le 70e anniversaire de la première explosion atomique, mais l’événement est passé à peu près inaperçu.][access capability= »lire_inedits »]
Dans les mois qui viennent, la République islamique va pouvoir mettre la main sur 150 milliards de dollars (soit deux fois plus que la Grèce – à la différence, il est vrai, qu’il s’agit dans le cas iranien d’avoirs gelés). L’Iran enrichit l’uranium, l’uranium enrichit l’Iran.
Cela valait-il la peine ? L’accord répond-il aux objectifs que s’était fixés la communauté internationale ? Peut-on dire que la crise nucléaire iranienne est désormais réglée ? Et que ce qui s’est passé à Vienne aura des effets positifs sur le Moyen-Orient ?
Le texte n’est pas sans mérite. C’est l’accord de dénucléarisation le plus complexe et le plus complet jamais négocié. Il rétablit sur le territoire iranien la procédure dite du protocole additionnel de vérification, le « standard » de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Il dresse une liste précise d’activités prohibées et crée un canal d’acquisition destiné à filtrer les importations iraniennes.
L’Europe a existé : elle a même été au centre du jeu en jouant le rôle d’intermédiaire obligé avec l’Iran. Les grandes puissances ont montré qu’elles pouvaient se mobiliser pour régler une crise de prolifération et mettre en place un régime de sanctions sans précédent qui a permis de ramener Téhéran à la table des négociations[5. La baisse des cours du pétrole, fruit de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels américains et d’une politique délibérée de l’Arabie saoudite, y a contribué. Ce qui rappelle l’affaiblissement de l’économie soviétique par les États-Unis dans les années 1980 via la baisse des cours du baril…]. Les prochains candidats à la prolifération sont prévenus : allez-y si vous voulez, mais ça pourra vous coûter très cher.
Mais c’est à peu près tout. L’accord de Vienne est peut-être un triomphe de la diplomatie, mais ce sera sans doute, à long terme, une défaite de la non-prolifération.
Retour en arrière : que souhaitaient les Européens dès 2003, et les six pays négociateurs depuis 2006 ? Que Téhéran fasse un choix stratégique et renonce clairement, de manière vérifiable, à toute ambition nucléaire militaire en échange de sa réintégration dans le concert des nations. Or l’accord du 14 juillet ne donne pas les garanties espérées à l’époque. Au cours de l’année 2012, on est passé, sur pression de l’administration Obama, de l’objectif du refoulement à celui de l’endiguement. L’Iran a été autorisé à conserver une capacité significative d’enrichissement de l’uranium à l’usine de Natanz, le vaisseau amiral de son programme[6. Avec 5 060 centrifugeuses à Natanz, Téhéran n’aura pas la possibilité d’alimenter une centrale nucléaire en combustible. Pourtant, en novembre 2013, l’objectif des EU3/EU+3 était d’autoriser un programme d’enrichissement « cohérent » avec les besoins supposés du pays.]. En douze ans, l’Iran est devenu un pays du seuil, apte à fabriquer un engin nucléaire dans un bref délai s’il le décidait. Et il va le rester.
Nous ne saurons pas à quel degré d’avancement exact les Iraniens sont parvenus dans les travaux de militarisation. Car le dossier dit pudiquement des « possibles dimensions militaires » sera sans doute fermé en décembre 2015, avec un quitus donné, dans l’intérêt de tous, par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Son excellent directeur général, le diplomate japonais Yukiya Amano, devra sans doute manger son chapeau. D’autant qu’il n’a pas obtenu de pouvoir interviewer les scientifiques iraniens comme il le souhaitait. Il est donc raisonnable de penser que tout a été mis au coffre.
Certes, l’accord permet de gagner un peu de temps puisque, dans les dix à quinze ans qui viennent, le temps requis pour fabriquer la matière fissile nécessaire à une bombe sera étendu (il sera d’environ un an). Mais c’est une durée courte pour les révolutionnaires iraniens. Et pour un programme nucléaire engagé il y a maintenant trente ans.
En se basant sur le comportement de l’Iran au cours des vingt dernières années, on peut parier que Téhéran fera tout son possible pour tester la résolution de la communauté internationale, en interprétant l’accord a minima et en mettant des bâtons dans les roues aux inspecteurs de l’ONU. En cas de suspicion sur un site, l’Iran aura vingt-quatre jours pour le nettoyer. Nous pourrions nous retrouver dans une situation analogue à celle de l’Irak des années 1990. On sait comment cela s’est terminé : par l’opération américano-britannique Desert Fox (1998). Et ce ne fut pas la fin de l’histoire.
Mais, en cas de tricherie, ne peut-on compter sur la menace d’une réimposition des sanctions ? Vraiment pas sûr. Même si des procédures créatives ont été prévues à cet effet, cela sera très difficile à obtenir si les Iraniens se gardent de toute action provocatrice, en préférant la politique de la mithridatisation, art dans lequel ils sont passés maîtres. Et même si des sanctions réimposées ne pourraient être rétroactives, une fois réinvestie la place iranienne, la pression des milieux d’affaires occidentaux, russes et chinois pour ne pas revenir en arrière sera forte.
À supposer que la République islamique fasse le gros dos dans les dix ans qui viennent, elle pourrait ensuite déployer rapidement des centrifugeuses modernes et en revenir à un délai théorique d’acquisition de la quantité nécessaire de matière fissile qui se mesure, comme aujourd’hui, en un tout petit nombre de semaines, voire moins[7. L’Iran pourra également reprendre la construction d’un ou plusieurs réacteurs plutonigènes et engager des activités de retraitement du combustible.]. Du reste, Barack Obama, il faut lui rendre justice sur ce point, n’a aucun problème à admettre ces faits publiquement.
L’éternel espoir des diplomates est de voir les régimes autoritaires s’acheter une conduite. Signant en 1994 un accord de dénucléarisation avec la Corée du Nord, les États-Unis étaient alors persuadés qu’en 2004, le régime de Pyongyang se serait transformé. Autre souvenir, il y a une quinzaine d’années, un haut responsable français avait conclu une conversation avec l’auteur de ces lignes par ces fortes paroles : « De toute manière, dans dix ans, l’Iran sera une démocratie, et les démocraties ne fabriquent pas d’armes nucléaires. » Tout faux, bien sûr. Mais ce diplomate, qui jouit désormais d’une retraite paisible, n’a pas à gérer les conséquences de son jugement hâtif de l’époque.
Or l’Histoire nous enseigne que, lorsque des décennies d’efforts et des milliards de dollars ont été engagés dans un programme nucléaire, le pays concerné finit toujours par franchir le seuil. D’ailleurs, les négociateurs n’ont visiblement pas pensé à exiger de l’Iran qu’il soumette au Majlis (Parlement) le traité d’interdiction des essais nucléaires.
Et en quinze ans, le savoir-faire iranien dans le domaine de la militarisation n’aura pas disparu. Les scientifiques qui y ont travaillé ne seront pas tous partis à la retraite. Tandis que les missiles balistiques du pays, non concernés par l’accord, seront prêts à emporter les engins qui sortiraient des laboratoires iraniens. S’il décidait à ce moment d’aller jusqu’au bout, l’Iran aurait gagné : il aura eu la Bombe et l’argent de la Bombe. Et il faudra alors beaucoup de courage (ou de folie) pour employer la force. Certains pays de la région pourraient ne pas être totalement rassurés par l’expression Termination Day (le jour de fin de l’accord).
Quant à espérer des effets positifs sur le Moyen-Orient, c’est une autre illusion. L’Iran lutte déjà contre « l’État islamique », parce que c’est dans son propre intérêt ; le pyromane (son soutien à la politique sectaire du gouvernement Maliki) est devenu pompier. Il existe déjà une coordination de fait, via Bagdad, des opérations américaines et iraniennes. Les Occidentaux et les Iraniens ont des objectifs divergents en Irak (où Téhéran veut une domination sans partage des chi’ites) et en Syrie (dont le régime reste soutenu par l’Iran). Dans le même temps, une meilleure situation financière va permettre a minima à Téhéran de maintenir son investissement au Liban, en Syrie, en Irak et ailleurs[8. On a estimé que le coût des activités problématiques de l’Iran (soutien aux groupes armés dans la région, intervention en Syrie, programme nucléaire) est de l’ordre de 8 à 10 milliards de dollars par an.].
L’Arabie saoudite, estimant que son protecteur américain l’a trahie, continuera à se poser la question d’une option nucléaire nationale. Et il serait vain d’espérer faire plier Riyad par des sanctions. D’autres suivront : car comment refuser aux alliés ce qu’on accepte pour un adversaire, la libre disposition des technologies du cycle nucléaire ?
Les espoirs de réconciliation (comme si c’était une simple querelle de ménage !) entre les États-Unis et l’Iran sont vains. L’accord de Vienne est une transaction limitée, pas le levier d’une transformation profonde. Le Guide de la Révolution a été clair sur le sujet. L’opposition à l’Occident est un ressort du régime : c’est dans son ADN politique. Obama, récipiendaire du premier prix Nobel préventif de l’Histoire, ne sera pas un nouveau « Nixon en Chine ». Daech n’est pas l’Union soviétique, et Pékin ne s’était pas attaqué des décennies durant aux intérêts américains. Obama veut au contraire montrer au Congrès et à ses alliés qu’il ne concédera rien de plus à Téhéran.
La situation politique en Iran ne devrait pas s’améliorer. Pense-t-on sérieusement que le président Rohani, auréolé de sa victoire de Vienne, va prendre le pas sur le Guide suprême ? L’inverse est probable : Khamenei va vouloir montrer qu’il reste le patron.
Pouvait-on faire autrement ? Les partisans de l’accord nous disent que c’était « cet accord maintenant ou la guerre plus tard ». L’argument, à la limite du terrorisme intellectuel, n’est guère convaincant vu la manière dont Washington a négocié avec des dates butoirs imposées par le Congrès. On finira peut-être par avoir la guerre après l’accord.
Pour éviter cela, il faudra au moins que l’accord de Vienne fasse l’objet d’une mise en œuvre sans faille, que la vigilance vis-à-vis de Téhéran soit constante, et que la motivation pour revenir si nécessaire en arrière soit constante.
En Irak, le 14 juillet est une date particulière. C’est l’anniversaire du renversement de la monarchie, et c’est pour cela que le régime de Saddam Hussein, dans les années 1980, employait l’expression codée « 14 juillet » pour se référer à son programme nucléaire militaire. Les Iraniens s’en souviennent peut-être ?[/access]
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*Image : Soleil.
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