En manifestant depuis des semaines, les Iraniens nous donnent une leçon de courage. Ici, de nombreuses vedettes soutiennent leur combat, un «engagement» sans risque. Quand auront-elles le cran de se révolter contre ceux qui menacent nos valeurs sur notre propre sol?
Labellisé respectable?
Faire correctement son métier, voire exceller dans ses activités, ne suffit plus. Quoi qu’on fasse, il convient désormais de se dire aussi « engagé » si l’on veut obtenir le label de respectabilité qui tient lieu de sésame social. Alors s’engager pour une juste cause ? Sans aucun doute, mais à condition de s’être auparavant désolidarisé de la troupe des « engagés » de tous bords qui occupent l’espace médiatique, et dont la bonne conscience militante alimente une rhétorique accusatrice. Car on ne s’engage réellement que si l’on se met soi-même « en gage », autant dire si l’on court un vrai risque. Or, que constate-t-on ? Que les engagements les plus risqués ne sont pas les plus spectaculaires, mais ceux qui consistent à ne pas céder au quotidien un seul pouce de terrain aux terroristes en tous genres, aux islamistes, aux adeptes de la cancel culture, etc. ; des engagements privés ou publics qui ont su garder intacte la flamme de la révolte qui brûlait dans le cœur d’Antigone, de Louise Michel, et des femmes iraniennes aujourd’hui prêtes à tout pour retrouver liberté et dignité.
Que risquent par contre les écolos qui vont dans les musées maculer des tableaux, sinon une amende et quelques heures de garde à vue ? Que risquent les engagés professionnels qui hantent depuis des décennies les zones de combat et surtout leurs périphéries ? Sartre l’avait bien dit, que l’intellectuel se dédouanait ainsi d’être resté un petit (ou grand) bourgeois ! Miné par sa mauvaise conscience autant que par son impuissance, l’intellectuel a depuis lors il est vrai cédé le pas aux organisations humanitaires qui, elles aussi, se dédouanent d’enfreindre les lois en invoquant une solidarité qu’elles sont seules à penser universelle, et qu’on ne saurait remettre en cause sans être taxé d’inhumanité. Que risquent enfin les minorités qui se font entendre pour faire payer à leurs oppresseurs supposés la « différence » qu’elles pourraient assumer en toute indépendance et avec une fierté cette fois-ci légitime ?
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Mais en matière d’engagement sans conséquences, la palme revient aux people usant de leur notoriété pour voler au secours de ceux des opprimés qu’ils jugent respectables. Ainsi en fut-il du spectacle récemment offert par les vedettes du show-biz se coupant devant les caméras une mèche de cheveux – la plus petite et la moins visible possible ! – en signe de solidarité avec les femmes iraniennes. Se seraient-elles tondues qu’on aurait peut-être commencé à les prendre au sérieux, au risque, il est vrai, de leur prêter une soudaine aspiration à la vie monastique peu compatible avec leur statut de star, ou de ranimer le très mauvais souvenir de femmes livrées à la vindicte populaire. Mais enfin la question se pose : comment, sans se couvrir de ridicule ou se payer de mots, se montrer réellement solidaire d’une cause qu’on pense juste mais dont les tenants et aboutissants nous échappent ? Car enfin, le régime des mollahs, c’est le peuple iranien qui l’a voulu, même si la jeunesse d’aujourd’hui n’en veut plus et si les femmes sont prêtes à risquer leur vie pour sortir dans la rue tête nue ! Comment une culture plusieurs fois millénaire d’une aussi exceptionnelle richesse que celle de l’Iran en est-elle arrivée à ce suicide collectif ?
Un bouclier théâtral loin du vrai courage
Il ne suffit donc pas de faire savoir à ces femmes que nous sommes solidaires de leur combat pour effacer les ambiguïtés de l’Histoire, car la liberté de vivre à l’occidentale pour laquelle elles se battent leur fut octroyée sous le règne du Shah, jugé par ailleurs haïssable. La complexité de la situation iranienne montre que, si nos fameuses « valeurs » permettent à court terme de briser les chaînes, elles ne constituent pas forcément à plus long terme un idéal désirable au regard d’une culture comme celle de l’Iran ou de l’Afghanistan[1]. Une leçon de solidarité nous est en retour donnée par cette femme afghane que nous voyons, dans un documentaire diffusé par Arte[2], sortir seule la nuit dans Kaboul pour distribuer des tracts, non sans avoir cité, pour se donner du courage le nom de Sophie Scholl[3]: ce qu’elle a fait, je peux aussi le faire ! Quel collégien français endoctriné par le wokisme sait aujourd’hui qui était Sophie Scholl, et ce que fut La Rose blanche en matière d’engagement total contre le nazisme ? Cette femme afghane le savait, sans avoir à évoquer nos « valeurs », mais parce que le courage, qui donne la force de se révolter, crée aussi les vraies solidarités.
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On ne peut donc exclure qu’à force de « s’engager » pour un oui et pour un non, on se dispense d’avoir un jour à se révolter pour de bon. Le différend idéologique qui opposa Jean-Paul Sartre et Albert Camus dans les années 1950 n’a en ce sens jamais cessé d’être d’actualité ; l’un prônant l’engagement des intellectuels en dépit de leur situation ambiguë et de son peu d’efficacité, et l’autre cherchant à ranimer la flamme de la révolte dans les esprits les plus blasés (L’Homme révolté, 1951). S’il est vrai, comme le pense Camus, que le révolté est celui qui ose un jour dire « non », et effectue la volte-face qui met sa vie en danger, alors il est clair que nous sommes tout sauf des révoltés et que « l’engagement » tend à devenir le paravent, le bouclier théâtral derrière lequel nous abriter. On nous dira sans doute qu’il est mieux de s’engager que de ne rien faire, et qu’on fait ce qu’on peut avec les moyens dont on dispose. Alors faisons-le d’abord localement, là où l’engagement a des chances de porter ses fruits, et manifestons notre solidarité avec toutes les femmes muselées par l’islamisme radical en ne le laissant pas gangrener la France où les plus menacées d’entre elles pourront alors, si elles le souhaitent, trouver refuge. Qu’aurons-nous à leur offrir si nous sommes nous-mêmes réduits au silence ?
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[1] Cf. Daryush Shayegan, Schizophrénie culturelle : les sociétés islamiques face à la modernité (1989).
[2] Patrick de Saint-Exupéry et Pedro Brito da Fonseca, Afghanistan : un an après la prise de pouvoir par les talibans, documentaire de visible en replay sur Arte.
[3] Étudiante à l’université de Munich, Sophie Scholl (1921-1943) a été guillotinée avec son frère Hans pour avoir fondé le groupe dissident La Rose blanche et distribué des tracts invitant à la résistance contre le nazisme.