Le plus récent des mouvements de contestation en Iran n’est peut-être pas destiné à mourir comme les précédents. Cette fois, le sentiment de révolte est plus général, alimenté par une série de facteurs qui vont de l’injustice du régime dans le traitement des femmes à la corruption et à l’incompétence des autorités publiques dans la gestion de la pandémie et des ressources du pays.
Depuis une quinzaine d’années la République Islamique d’Iran a été le théâtre de nombreux mouvements de contestation. Chaque fois l’étincelle qui a mis le feu aux poudres était différente. En 2009, les élections volées (« le mouvement vert » symbolisé par le slogan « où est mon vote? »), en 2019, le « Novembre Sanglant » (qui a fait selon Amnesty 1500 morts en quelques jours) et l’augmentation massive des prix de carburants. Mais au-delà de la cause immédiate, il y avait toujours en toile de fond un sentiment de ras-le-bol plus général avec le régime. Et en face, un régime qui se calcifie, de moins en moins capable de se reformer.
Un phénomène nouveau
La réponse a été toujours répressive et violente. Et malheureusement efficace. Or, depuis plusieurs semaines, nous sommes face à un phénomène nouveau. Certes, ce mouvement lancé suite à la mort de Mahsa Amini s’inscrit sur une liste de mouvements qui ne cesse de s’allonger – et de se rapprocher – mais il présente aussi des aspects tout à fait originaux.
La première spécificité du mouvement de contestation actuelle est sa durée. Le mouvement vert de juin 2009 n’a duré qu’une quinzaine de jours et celui de novembre 2019 quelques jours (pour la phase active de manifestations), avant que le gouvernement ne reprenne le contrôle des rues dans les principales villes touchées. En revanche, le mouvement actuel – « la révolution du voile » ou « femme, vie, liberté » (zan, zendegui, azadi) – dure déjà depuis sept semaines et semble évoluer et prendre de nouvelles expressions comme des grèves par exemple. Le mouvement mobilise les femmes (tous milieux confondus), premières touchées par la mort de la jeune femme arrêtée pour avoir mal porté son voile, mais aussi des adolescents (lycéens et lycéennes qui déchirent photos de Khomeini et manuels scolaires ou enlèvent leur voile en classe), des réformateurs marginalisés, les conservateurs au pouvoir, des dissidents politiques, des unions syndicales ainsi que les classes défavorisées, durement éprouvées par la situation économique. Mais surtout, fait nouveau et important, on voit une importante mobilisation parmi les minorités (Baloutches, Kurdes, Arabes). Ce mouvement sans précédent a également galvanisé la diaspora iranienne en Europe et Amérique du Nord.
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Et ce qui est probablement le pire du point du vu du régime, ce qu’il est « générique », c’est-à-dire sans objet précis. Il ne s’agit pas de contester des élections truquées ou la baisse du pouvoir d’achat mais d’exiger plus de libertés et des changements profonds dans le système politique. Autrement dit, la fin de la République islamique d’Iran telle qu’elle existe depuis 1979.
Fruit d’une convergence des frustrations sociales, politiques et économiques, ce mouvement continue, plus de 40 jours après la mort de Mahsa Amini, à agiter des milieux allant bien au-delà de l’habituelle jeunesse universitaire. Mobile, polymorphe et sans leadership, la contestation est un véritable défi pour le régime qui, par réflexe et habitude, tente de confisquer le mouvement. Comme toujours, la liquidation systématique de toute opposition pouvant négocier avec le régime (en même temps que le menaçant, en proposant une alternative identifiée et crédible) rend chaque « round » de protestation plus radical et moins saisissable.
Le contexte international est lui aussi très différent de celui des précédents mouvements de contestation. La République islamique d’Iran, malgré la volonté de l’administration Biden, ne souhaite ou ne peut négocier un nouvel accord sur le nucléaire. L’allié de circonstance russe, englué en Ukraine, entraine la République islamique d’Iran dans cette crise, la rendant complice par la livraison d’armements utilisés pour terroriser les civils ukrainiens.
Injustice et incompétence
A l’intérieur du pays, aux difficultés économiques liées aux sanctions et aggravées par une gestion calamiteuse des ressources naturelles, s’ajoute une exaspération suscitée par l’incompétence des pouvoirs publics, le favoritisme, la corruption et ce népotisme oligarchique incestueux.
Cette atmosphère explosive fait suite à une série d’événements qui ont heurté l’opinion: l’effondrement de la Tour Métropole, à Abadan, le 23 mai 2022, faisant au moins 43 morts et de nombreux blessés. Suite à la catastrophe, pendant plus d’une semaine, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de cette ville de la province du Khouzistan, riche en pétrole, dans le sud-ouest de l’Iran. Ils ont scandé des slogans contre le régime, les responsables locaux et l’entrepreneur, proche du régime corrompu, qui est responsable du projet de construction défectueux ayant conduit à l’effondrement de la tour.Les habitants d’autres villes de la province, ainsi que d’autres régions et Téhéran, ont également manifesté contre le régime en signe de solidarité avec les habitants d’Abadan.
Plus généralement, ces sentiments d’injustice sont nourris par des affaires à répétition comme par exemple le détournement de fonds astronomique (des milliards de dollars en trois ans) au sein du groupe public sidérurgique, Foulad Mobarakeh, près d’Ispahan. Jadis fleuron de la sidérurgie avant la Révolution, l’entreprise stratégique est devenue une aberration écologique et une pompe à fric pour ses dirigeants.
Et bien sûr, les Iraniens se souviennent toujours des mensonges et de l’incompétence généralisée dans la lutte contre la pandémie du Covid 19 qui a frappé très fortement le pays. L’accès aux vaccins américains et européens était réservé à la nomenclature, les autres devaient attendre l’importation tardive de vaccins chinois Sinopharm et l’arrivée d’un vaccin développé en coopération avec Cuba. Enfin, dans une affaire qui n’est pas sans rappeler ce qui allait advenir deux mois plus tard à Mhasa Amini, l’arrestation en juillet d’une jeune intellectuelle Sepideh Rashno, maltraitée et forcée à se repentir publiquement sur un plateau de télévision pour avoir été filmée en « mauvais hijab » et dénoncée par une ultra conservatrice, fille d’un dignitaire du régime.
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Le décès de Mahsa Amini a déclenché un effet papillon : Mahsa était une jeune femme de 22 ans originaire d’une petite ville de province, Saghez, dans le Kurdistan iranien (ouest de l’Iran, près de la frontière irakienne), de la petite classe moyenne (père fonctionnaire, mère femme au foyer). Le 13 septembre, en vacances et de passage à Téhéran avec son frère, après un séjour au bord de la Mer Caspienne, la jeune femme, qui se préparait à faire son droit, est arrêtée à la sortie d’une station de métro par la police des mœurs. Devant son frère désemparée qui supplie les agents d’épargner sa sœur, elle est montée de force dans le fourgon, direction le lugubre « centre des mœurs » (monkerat) du quartier de Vozara dans le centre de Téhéran. Décédée trois jours plus tard, la nouvelle de sa mort est reprise par la journaliste Niloufar Hamedi (du quotidien Shargh, « Est »), arrêtée depuis. Spontanément, un premier rassemblement a lieu à Téhéran. Ses parents refusent la thèse de la mort naturelle et ne cèdent pas aux pressions des autorités pour avouer l’existence d’une maladie chronique qui expliquerait sa mort. L’enterrement de Mahsa Aminin, le 16 septembre dans sa ville natale, a vu les premières contestations anti-régime.
Les parents ainsi que son frère prennent la parole pour contester la version officielle et exigent une enquête indépendante. Dès lors, le pays, du Kurdistan au Baloutchistan iranien, devient le théâtre de manifestations continues qui n’ont jamais cessé.
Pour illustrer la polymorphie de ce mouvement, nous pouvons nous intéresser à son expression dans les universités d’élite, dans la ville conservatrice de Mashad ainsi que dans la ville nouvelle de Chitgar en banlieue de Téhéran.
Les Bassidjis (la milice de la République islamique d’Iran), très présents dans les universités grâce à des quotas (contrairement aux étudiants sélectionnés sur concours), sont bien placés quand un mouvement de désobéissance civile se met en place, dans le sillon du mouvement, afin d’imposer la mixité à la cafétéria. Ainsi, le 24 octobre, les Bassidjis envahissent les locaux et empêchent l’imposition de la mixité. Une altercation physique s’ensuit et les étudiants finissent par déloger les Bassidjis et remettent les lieux en état. Une cagnotte est également ouverte par les étudiants afin de rembourser les dégâts causés par l’altercation. Le surlendemain, le restaurant est fermé mais le personnel de la cantine organise le service à l’extérieur et les étudiants organisent un pique-nique mixte comme un pied de nez au Bassidjis.
La révolte académique
Le 20 octobre, l’ordre des médecins de la très conservatrice ville sainte de Mashad, lieu de sépulture de l’imam Réza ainsi que de Haroun Al-Rashid, a organisé une session extraordinaire rassemblant 400 confrères. Pendant cette session est publié un manifeste qui exige des autorités la prise en compte de l’ensemble des revendications exprimées depuis le 16 septembre. Des discours forts sont également prononcés dont un par une femme médecin dévoilée.
Le 27 octobre, une marée humaine nocturne inonde les espaces publics de la ville nouvelle de Chitgar en périphérie de Téhéran pour manifester contre le régime. Cette ville modèle dont l’ambition remonte aux années du Shah, construite par une entreprise proche du ministère de l’énergie dans les années 2010, est habitée par les nouvelles classes aisées urbaines qui n’appartiennent pas à l’élite politico-économique et ne sont pas davantage issues de l’ancien régime. Elles représentent une certaine classe moyenne qui a également beaucoup à perdre en cas de changement de régime.
Les 40 jours du deuil passés, le régime montre de plus en plus de signes d’impatience. Ainsi, Hossein Salami, le commandant en chef des Gardiens de la Révolution, à l’occasion des funérailles des victimes de l’attentat de la mosquée Shahcherag à Shiraz, a sommé la population de ne plus descendre dans la rue. Or, ce discours arrive quand l’opinion publique perd confiance dans la parole officielle : l’attentat de Shiraz, immédiatement attribué par le régime iranien à l’Etat Islamique, est perçu par l’opinion publique comme une manœuvre de diversion perpétrée par les autorités iraniennes. Peu importe si cette thèse est vraie ou fausse, les Iraniens pensent que c’est plausible sinon probable.
Nul ne sait quelles seront les conséquences politiques de ce mouvement de contestation inédit et de si grande ampleur. Un changement de régime est évidement possible, mais pour le moment, la contestation ne semble pas menacer les intérêts vitaux du régime (pas de grève majeure dans le secteur de l’énergie, pas de ralliement des forces de l’ordre et des militaires au mouvement). Une « révolution de palais » aurait besoin de l’accord ou au moins la bienveillance de Mohammed Hussein Baqeri qui occupe actuellement le plus haut poste militaire, étant chef de l’état-major des Forces armées iraniennes (l’armée) et de son ombre, le Corps des Gardiens de la Révolution. Enfin, le mouvement pourrait s’éteindre comme ceux qui l’ont précédé mais ce ne serait pas sans laisser de traces profondes et préparer la prochaine secousse.