Iran : le rêve américain


Iran : le rêve américain

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Née d’une mère française et d’un père iranien, Delphine Minoui est correspondante du Figaro au Moyen-Orient. Elle publie Je vous écris de Téhéran (Seuil).

Daoud Boughezala. Vous avez redécouvert votre identité iranienne à la mort de votre grand-père paternel, en 1997. Jusqu’alors, à quelles images votre âme persane s’identifiait-elle ?

Delphine Minoui. J’avais des souvenirs d’enfance, notamment la douceur de mes dernières vacances de l’été 1978, juste avant la révolution. Mon père étant arrivé en France à l’âge de 11 ans, il n’avait pas d’amis iraniens et il ne nous parlait jamais du pays. L’image suivante s’est imposée lorsque les religieux ont pris le pouvoir en 1979 à Téhéran. Après une première phase d’idéalisation où les intellectuels prenaient l’ayatollah Khomeiny pour le Mahatma Gandhi, il s’est avéré être un religieux rétrograde, qui a permis à l’Occident de réduire l’Iran à quelques clichés : tchador, intégrisme, terrorisme.

Vous avez découvert après la mort de votre grand-père que, bien avant la révolution islamique, ce libre-penseur avait pris une deuxième femme, en cachette de son épouse officielle. Il faut croire que le modèle patriarcal iranien préexistait à la révolution islamique…

L’Iran du chah fonctionnait déjà selon un mode de vie patriarcal et religieux. Certes, les femmes étaient bien plus libres de choisir leur tenue vestimentaire, mais elles restaient subordonnées dans la prise de décisions au sein du foyer, et on ne les encourageait pas à gravir l’échelle sociale. Il ne faut pas s’arrêter au symbole un peu artificiel des Iraniennes que l’on voit en minijupes sur ces belles photos des années 1970. Ces clichés ne concernaient qu’une élite occidentalisée qui avait les moyens de voyager dans le monde entier.[access capability= »lire_inedits »]

Entre 1998 et 2009, vous avez séjourné en Iran et observé l’évolution d’un couple dont le mari, Mahmoud, est milicien, et l’épouse, Fatemeh, au départ très effacée, s’est progressivement affirmée. Insinuez-vous que la République islamique a favorisé l’émancipation des femmes ?

Malgré la chape de plomb que fait peser l’intrication du politique et du religieux, les femmes iraniennes font partie des plus émancipées, des plus combatives, et presque des plus laïques de la région. Même si la révolution est devenue islamique, elle a conservé certains de ses objectifs émancipateurs du début, en particulier la justice sociale et l’égal accès au savoir. Khomeiny a incité les femmes à aller à l’université, en partant du principe que, voilées, elles étaient protégées du regard masculin et pouvaient donc s’asseoir sur les mêmes bancs que les garçons. Or, l’université, c’est l’accès au savoir, la mise en débat des règles imposées par le mari et par le pouvoir, la découverte de livres étrangers traduits en persan, autant dire un grand pas vers l’émancipation.

D’accord, mais on imagine que, comme les mini-jupes des années 1970, cette libération par l’éducation est réservée à certaines couches sociales…

Non, l’évolution de Fatemeh est une métaphore des transformations qui traversent aussi les classes populaires et les familles religieuses, pas seulement la jeunesse bourgeoise de Téhéran. Par petites touches, je l’ai vue reprendre les études qu’elle avait arrêtées après son mariage, se brancher sur la parabole, interdite, pour regarder ce qui se passe ailleurs, troquer le tchador contre un voile léger, etc. Fatemeh est allée jusqu’à affirmer ses convictions politiques au sein de son couple, ce qui est très fort. En 2005, quand Ahmadinejad s’est présenté pour la première fois, elle a voté pour son rival réformateur Rafsandjani, contre les convictions de son mari. Quatre ans plus tard, Fatemeh sort dans la rue avec les opposants à Ahmadinejad tandis que son mari participe à la répression et rentre un soir la chemise maculée de sang. Son couple est alors au bord du divorce.

Le camp des défenseurs de la République islamique s’est-il profondément fracturé, à l’image de ce couple ?

Une déchirure s’est produite en 2009 : alors que le Guide représentait traditionnellement la figure de l’arbitre, Khamenei est descendu dans l’arène politique en soutenant la fraude électorale et en se rangeant du côté d’Ahmadinejad. La violente répression des manifestations démocratiques a beaucoup choqué les Iraniens, y compris certains miliciens. On a pu lire sur Internet des mea culpa de bassidjis qui disaient : on soutient la République islamique, mais pas au point d’aller tuer nos frères et sœurs. Il y a aussi eu des défections au sein des gardiens de la Révolution, qui forment l’armée d’élite du régime, des démissions de diplomates, etc.

On a du mal à comprendre les objectifs du mouvement vert : les manifestants anti-Ahmadinejad veulent-ils réformer la République islamique ou l’abattre ?

Les jeunes qui sortaient dans la rue ne voulaient pas forcément renverser le régime, tout ce qu’ils demandaient, c’est qu’on respecte leur vote. Mais, face à la répression, le mouvement de 2009 s’est radicalisé dans son expression, jusqu’à des slogans comme « À mort le guide suprême ! » ou « À bas la République islamique ! ». Cependant, si des spécialistes de l’Iran estiment que le noyau dur des partisans indéfectibles du régime représente seulement 30 % de la population, la majorité désenchantée est partagée, certains souhaitant un changement radical de régime, d’autres une réforme du système existant : cette dernière façon de voir les choses est très chiite, car le chiisme prône l’ijtihad, l’interprétation permanente des textes religieux, l’adaptation à son temps.

S’agissant de l’adaptation à son temps, c’est parfois mal imité… En tout cas, le régime a survécu au mouvement de 2009 alors que plusieurs dictatures arabes ont été balayées ou durablement fragilisées par la vague révolutionnaire de 2011. La majorité silencieuse des Iraniens souhaitait-elle le statu quo ?

Il est délicat de comparer la vague verte aux printemps arabes, car les Iraniens ont déjà fait une révolution en 1979 et renversé un pouvoir autocratique. Dans ce sens, ils ont une certaine longueur d’avance. Et ils sont bien placés pour savoir qu’une révolution n’accouche pas d’une démocratie du jour au lendemain. De plus, si des révolutions arabes sont parvenues à déloger leurs dictateurs – du moins en ce qui concerne l’Egypte et la Tunisie -, c’est parce que l’armée s’est rangée de leur côté. En 2009 en Iran, non seulement les manifestants n’ont pas bénéficié du soutien des militaires, mais ils ont subi la répression des Gardiens de la révolution et de leur force de réserve, les bassidjis. Toute l’habileté du Guide suprême a été de savoir doser la répression : les arrestations, les tortures dans les prisons et les morts se sont certes multipliés par centaines, mais Khamenei n’a pas lâché tous les fauves du régime comme Assad en Syrie. L’important était d’instiller une peur suffisante dans la population pour que le mouvement s’essouffle et que les gens cessent de manifester. Depuis 2013, l’élection du président modéré Hassan Rohani a permis une certaine ouverture, tolérée par le Guide qui considère qu’elle garantit la survie du régime. Pour l’heure, les Iraniens s’en accommodent, même s’ils rêvent toujours de démocratie.

Donc l’Iran n’est pas une démocratie. Mais est-ce une dictature ?

L’Iran n’est évidemment pas une dictature comme celles de Saddam Hussein ou de Kadhafi, où régnaient une pensée et un parti uniques. Certes, les candidats aux élections sont présélectionnés, mais il y a un jeu démocratique. Des foules immenses assistent à des meetings de campagne dans les stades de football, les candidats débattent de véritables questions comme les droits des femmes, le dialogue avec l’Amérique, la censure et la liberté d’expression. Et puis, il y a tous ces espaces d’expression dans lesquels se réfugient discrètement les Iraniens : les associations, les blogs, les réseaux sociaux….

Et le négationnisme d’Etat, qu’en pensent les Iraniens ?

En fait, en dépit des slogans de l’époque Ahmadinejad, la majorité des Iraniens ne sont pas négationnistes, et cela vaut pour l’intérieur du régime. En 2007, la télévision d’Etat a diffusé un feuilleton qui racontait un épisode assez peu connu : le sauvetage d’un millier de juifs de France par le Chah qui leur offrit la nationalité iranienne.

La géopolitique est-elle déterminante dans le jeu politique ?

Elle pèse significativement sur les orientations de Khamenei. En 2009, il a décidé de soutenir Ahmadinejad à cause des menaces américaines et israéliennes de frappes sur les sites nucléaires – il avait la phobie du « regime change » qu’avait promu George W. Bush. Mais, en 2013, on était dans une autre configuration, et Ahmadinejad était allé trop loin : alors qu’il était le poulain du Guide, il avait pris ses aises, relançant le programme nucléaire, déclarant qu’il fallait rayer Israël de la carte…

Mais Ahmadinejad ne faisait que reprendre la phraséologie de Khomeiny. Et Khamenei a tenu des propos tout aussi virulents contre Israël…

Certes, Khamenei se livre régulièrement à des sorties anti-israéliennes. Mais le président de la République s’exprimait de façon plus mesurée sur le sujet. Or, pendant ses deux mandats (2005-2013), Ahmadinejad s’est distingué par un ton particulièrement belliqueux. Ses provocations ont entraîné six rounds de sanctions internationales onusiennes qui ont durement frappé l’économie : les banques étrangères ont suspendu leurs lettres de créance avec l’Iran, de grosses entreprises françaises et occidentales installées en Iran ont cessé leur activité, etc. De manière très pragmatique, le Guide a réalisé que la crise économique était en train d’asphyxier le pays et risquait de susciter une nouvelle vague de mécontentement. En 2013, alors que les printemps arabes avaient eu raison de nombre d’autocrates de cette région, il a préféré lâcher du lest et ouvrir le jeu démocratique, permettant la victoire du modéré Rohani.

C’est surtout dans le domaine nucléaire qu’il a lâché du lest. Le 2 avril, l’Iran et les grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) ont signé un accord-cadre au terme de mois d’âpres discussions. Pourquoi les négociations se sont-elles à ce point éternisées ?

D’un côté comme de l’autre, les parties posaient des conditions très fermes. L’an dernier, j’ai été frappée par une déclaration de Khamenei, reprise ultérieurement sur son site. Pour justifier les négociations sur le nucléaire auprès de sa base ultraconservatrice, il a parlé de « flexibilité héroïque », un terme très persan qui se réfère à la lutte traditionnelle où, un peu comme au judo, le lutteur (pahlavan) doit faire preuve d’une certaine souplesse pour l’emporter. L’Iran voulait sortir la tête haute. Ces discussions à rallonge font aussi penser aux négociations du bazar de Téhéran : même si le vendeur de tapis réalise qu’il est sur le point d’obtenir un bon prix, il ne veut pas avoir le sentiment de céder. Réciproquement, un pays comme la France a certaines exigences – tout à fait compréhensibles – vis-à-vis de l’Iran, notamment la transparence. Certes, le régime assure avoir des intentions pacifiques et un projet exclusivement civil, motivé par ses immenses besoins en électricité. Reste que, pendant des années, l’Iran a gardé secrètes certaines de ses infrastructures nucléaires. Cela incite à la suspicion.

On saura le 30 juin si cet accord-cadre devient un accord final. Mais on a déjà assisté, en marge des négociations, à des échanges très cordiaux entre Américains et Iraniens. En cas de réconciliation avec les États-Unis, l’Iran doit-il craindre de perdre un ressort de mobilisation populaire ?

Je crois que tout l’Iran ne rêve que d’un accord avec l’Amérique ! Depuis la rupture des relations, suite à la prise d’otages de 1979, les officiels iraniens dénoncent l’oppression américaine, mais souffrent surtout du fait que l’Amérique les prend de haut. Ils se sentent mal compris, répètent à tout va : « Israël et le Pakistan peuvent développer un arsenal nucléaire. Alors pourquoi pas nous ? » Aujourd’hui, tous ceux que je rencontre me confirment l’énorme besoin de reconnaissance de leur pays. D’où l’engouement – qui traverse aujourd’hui toute la classe politique – pour l’accord de Lausanne.

Maintenant que les relations avec les États-Unis tendent à s’apaiser, qui est l’ennemi de la République islamique : Israël, l’État islamique, l’Arabie saoudite ?

Si demain l’ennemi américain disparaît, un autre est déjà en train de naître : l’État islamique. L’Iran et l’Irak ont une très longue frontière commune, et la grande peur des Iraniens est que Daesh commette un jour des attentats à Téhéran. D’ailleurs, il combat déjà dans la région, non pas de manière frontale, mais dans la guerre asymétrique, où il excelle. L’Iran, pour sa part, fonde sa stratégie sur la doctrine du paravent et du bouclier  que m’a exposée il y a quelques années un vétéran de la guerre Iran-Irak, très introduit aujourd’hui dans les cercles diplomatiques iraniens: la République islamique combat préventivement ses ennemis potentiels dans la région en utilisant divers leviers : le Hamas contre Israël, le Hezbollah libanais contre Israël et contre les insurgés syriens, les houthis au Yémen, etc.

Accessoirement, cela consiste souvent à encourager ou organiser des attaques terroristes contre des civils…Par ailleurs, on voit se constituer autour de l’Iran un croissant chiite qui va du Liban au Yémen. S’agit-il vraiment d’un conflit théologique ou le schisme qui divise l’islam depuis quinze siècles est-il seulement l’alibi d’un conflit de puissance ?

L’éternelle rivalité entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite a toujours eu pour enjeu le statut de puissance régionale. Mais le ferment religieux y joue un rôle actif. En privé, les dirigeants iraniens rappellent que « les sunnites, déjà, ont tué l’imam Hussein à la bataille de Kerbala, en 680 ». De même, une violente propagande antichiite déferle sur Internet, où djihadistes et salafistes parlent des hérétiques chiites. Ne nous leurrons pas : une guerre de religion a commencé à l’intérieur du monde musulman.[/access]

Je vous écris de Téhéran

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*Photo : wikicommons.

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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