>>Retrouvez ici la première partie de notre entretien avec Amélie Chelly.
Daoud Boughezala. D’une manière ou d’une autre, cette élection prépare-t-elle la désignation du futur guide à la mort de Khamenei qui est âgé et malade ?
Amélie Chelly. Il y a en effet de fortes chances pour que cette élection n’ait pas pour seul rôle d’élire un président. En filigrane se profile la succession du guide et on peut penser que même si Raïssi n’est pas élu, le rôle de cette élection aura été de faire émerger cette figure de sorte qu’elle ait un ancrage plus affirmé dans le paysage politique du pays. Rappelons que la République islamique est fondée sur le système du Velayat-e faqih, c’est-à-dire la tutelle du juriste-théologien. Constitutionnellement, le guide est la pierre angulaire du système. Le président ne saurait constituer une sorte de contre-pouvoir, toutes ses décisions étant validées ou invalidées par le guide. L’émergence de Raïssi pourrait préparer la succession du Guide dans une traditionnelle couleur conservatrice assurant la pérennité d’un régime où le pragmatisme est à l’œuvre sous l’épaisseur visible d’une rhétorique islamiste identitaire dont le guide doit être l’incarnation. Mais dernièrement, au cours des débats, Ebrahim Raïssi aurait perdu beaucoup de la crédibilité qu’il avait auprès de la population qui le défendait. La question n’est ainsi pas si simple. Puis pour beaucoup d’Iraniens, la considération de la succession du guide est encore hors de propos concrètement.
On l’oublie souvent, l’Iran est un pays ethniquement morcelé. Kurdes, Azéris, Hazaras, Arabes et autres composent une sacrée mosaïque ethno-linguistique. Ce morcellement de la nation iranienne a-t-il des effets politiques ? La République islamique parvient-elle à dépasser ces particularismes grâce au plus grand commun dénominateur qu’est l’islam ?
La République islamique dépasse ces particularismes grâce à une tradition impériale qui lui préexiste et qui demeure en-deçà de la chute de ce système. L’empire ne niait pas les identités ethnico-culturelles. Si on a connu des revendications indépendantistes, c’était souvent avec le concours de puissances étrangères qui voulaient déstabiliser le pouvoir iranien (pensons au « grand jeu », aux revendications indépendantistes azéries ou kurdes à l’époque stalinienne, le cas baloutche étant un cas particulier relevant du maintien d’une tradition tribale). L’islam est devenu une composante essentielle pour dépasser non pas les particularismes ethnico-culturels, mais les particularismes politiques existant bien avant l’avènement de la République islamique. La politique du Chah avait été perçue par une large partie de la population comme un cheval de Troie de l’Occident, une ingérence socio-économico-culturelle qui avait poussé, dans la première partie du XXe siècle, nombre d’intellectuels comme Jalal Al-e Ahmad ou plus tard Ali Shariati à repenser l’identité iranienne autour de la composante islamique. Ali Shariati est considéré comme le théoricien du chiisme révolutionnaire (et non pas du chiisme institutionnel. A ce titre, c’est l’Ayatollah Khomeyni qu’il faut évoquer), c’est dire l’importance que les pensées autour du rôle de l’islam ont pu avoir, non pas dans un souci d’unifier des disparités ethnico-culturelles, mais des aspirations identitaires nationales.
Par ailleurs, on peut considérer le service militaire national comme l’arme n°1 pour unifier la mosaïque éthnique. Il rassemble des Iraniens de régions, de langue, de culture, de religion de se milieux socio-économiques très différents.
Votre essai Iran, autopsie du chiisme politique (Editions du Cerf, 2017) postule la sécularisation de l’Iran. Ceci peut paraître paradoxal s’agissant d’une République islamique qui s’est construite en rupture avec le régime laïc et pro-occidental du Chah. En quoi le système politique mis en place par l’ayatollah Khomeini désacralise-t-il un certain nombre de thèmes islamiques chiites ?
Le mot sécularisation a deux sens. Le premier, généralement appliqué à la modernité occidentale, consiste en une désolidarisation des sphères politique et religieuse, et s’accompagne d’une disparition progressive du fait religieux, du moins dans le cadre de la sphère publique. La deuxième acception consiste à une application politique (dans le siècle, la pratique, le temporel) de ce que la religion promet. Ainsi, la République islamique incarne une sécularisation, c’est-à-dire une inscription dans la réalité du siècle de tout ce que la religion chiite propose : la figure du martyr, celui qui embrasse et témoigne de Dieu par sa mort, dans la religion traditionnelle, devient un martyr mobilisé mort au combat dans la guerre contre l’Iraq par exemple. Le paradis que promet la religion se transforme en privilèges financiers prévus par des fondations (bonyad) pour les mutilés de guerre (les djanbazans) ou les familles des martyrs. L’Oumma, la communauté idéale du fidèle, se fond dans la nation, etc.
Pourquoi estimez que ce système politique et social vieux de bientôt quarante ans a failli ?
Comme tous les systèmes holistes promouvant des idéaux et des absolus, ce système est un échec en tant qu’idéal. Il connaît la corruption, le pragmatisme, le désenchantement populaire. C’est dans le cadre de ces désillusions que naissent depuis des décennies des aspirations… à la sécularisation de l’autre type ! Celle visant une redéfinition de la place de l’islam pour que la religion ne soit plus aux prises du politique et que le politique ne soit plus aux prises du religieux. De nombreux intellectuels comme Mohsen Kadivar, Abdolkarim Soroush ou Akbar Ganji théorisent, du fait de l’échec des promesses du régime, des lectures sécularisantes du chiisme. Certains comme Ganji optent pour une importation pure et simple des droits de l’homme tels que l’Occident les a établis, d’autres comme Soroush envisagent une « coutûmisation » des préceptes de droits islamiques (le fiqh) de sorte à les désacraliser et à les mettre au même niveau que des normes non-islamiques. Cette position est intéressante en ce qu’elle ne témoigne pas d’un échec de l’islam à se séculariser. Elle permet, au contraire, l’établissement de droits de l’homme endogènes, qui ne viendraient pas de la sécularisation d’un héritage judéo-chrétien.
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