Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? s’est demandé de tout temps la philosophie classique. Pourquoi voit-on quelque chose alors qu’il n’y a rien ? se demande le cher Clément Rosset dans L’invisible, petit livre percutant et malicieux.
Depuis son premier livre, La philosophie tragique, publié en 1960, Clément Rosset, philosophe hautement recommandable autant par la perspicacité de ses vues que par la clarté de son expression, et qui fut un de mes professeurs à l’université de Nice dans les années 90, ne cesse de débusquer tout ce que la philosophie comporte en sortilèges, simulacres, et autres fantasmagories métaphysiques. Il le fait via Lucrèce, Schopenhauer et Nietzsche, mais aussi Mozart, Gluck et Stravinsky, sans oublier Boby Lapointe, les aventures de Tintin, La nuit des morts-vivants de George Romero. Ou même, on va le voir, avec Nicolas Soufflet en personne, l’animateur du Jeu des mille euros dont tout le monde connaît la voix mais personne le visage.
L’invisible ne serait-il pas, pour commencer, la grande affaire de l’amour ? Car ce qui nous attire dans un visage ou dans un corps, c’est précisément ce qui n’arrête pas de se dérober à nous – non pas au sens où l’être aimé passerait son temps à se sauver dès qu’il nous verrait, auquel cas nous le laisserions bientôt tomber, irrité par tant de pruderie, mais parce qu’il est dans la nature du visage et du corps, et encore plus dans celle de l’âme, d’être par définition infiniment mobile et insaisissable.
Si l’amour est si douloureusement insatiable, vulgivagus, « qui erre partout », comme dit Lucrèce, c’est non seulement parce que l’être aimé ne cesse de se transformer malgré nous et sans doute aussi malgré lui, mais encore parce que notre amour peut connaître lui aussi ses moments d’intermittence et changer d’objet selon cette règle antiromantique, donc vraie, qui veut que nous soyons plus attachés à l’amour en tant que tel qu’à la personne que nous croyons aimer. Et c’est pourquoi ceux qui ne se sont jamais intéressés à l’amour, y voyant une aliénation, sont souvent les mêmes qui finissent, contre toute attente, par tomber bel et bien amoureux d’un tel ou d’une telle, et sans doute de manière bien plus forte et plus fidèle, parce que préférant la personne plutôt que « l’amour ».
Il y aurait donc quelque chose d’interchangeable dans le « sentiment » amoureux au même titre que dans la musique – toute parole exprimant la joie ou la tristesse pouvant en effet être accompagnée par la même mélodie, et pour la paradoxale et pourtant très simple raison que c’est la parole qui accompagne la musique et non l’inverse. Que dans l’Orphée et Eurydice de Gluck, Orphée chante « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » ou bien « J’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur », c’est toujours la musique qui prédomine et ne se sert de la parole pour son seul plaisir. C’est que comme le notait Stravinsky bien lu et bien entendu par Rosset, la musique a comme caractéristique première d’être non expressive. La musique est inexpressive en elle-même, et c’est pourquoi elle donne l’impression de pouvoir tout exprimer – c’est-à-dire d’accueillir en elle pour mieux les rendre tous les sentiments, tous les affects, tous les souvenirs et même tous les « messages ».
Exemple célèbre : la Neuvième Symphonie de Beethoven qui a pu être mise à la sauce nazie, bolchévique (Lénine hésita un moment entre elle et l’Internationale), japonaise (on faisait écouter l’Ode à la Joie aux Kamikazes avant qu’ils ne partent !), européenne et qui, même sur un plan fictionnel, aura fait les délices sadiques d’Alex dans Orange mécanique mais aussi illustré l’humanisme du professeur Keating dans Le Cercle des poètes disparus. Parce qu’elle n’exprime rien hors elle-même, la musique a cette faculté de se concilier toutes les âmes au risque de les perdre comme dans la célèbre légende du Joueur de flûte de Hamelin. Elle est bien cette absence de sens qui excite tous les sens, cette écoute qui permet, pour le pire et le meilleur, toutes les ententes.
Mais si l’on est en droit de se réjouir d’un art musical ou poétique de l’invisible, il semblera plutôt fâcheux de donner du crédit à une idée que l’on s’est faite à propos de quelque chose ou de quelqu’un que l’on ne connaît pas. C’est le fameux « tiens, c’est curieux, je ne me le figurais pas comme ça » souvent énoncé à propos d’une personnalité dont on ne connaissait que la voix (par exemple un critique du Masque et la plume ou Nicolas Soufflet du Jeu des mille euros) et dont l’apparition télévisuelle ou photographique jure avec l’idée que l’on s’en faisait – comme si c’était en fait le réel lui-même qui jurait avec le fantasme qu’on en avait. Le paradoxe ne se situe pourtant pas dans le décalage entre le Nicolas Soufflet qu’on imaginait et le Nicolas Soufflet que l’on découvre en photo ou en chair et en os. C’est qu’on a cru avoir eu une idée ou une image qu’on n’avait en fait jamais eu. Et autant on est prêt à accepter le fait que notre fantasme ne correspondait pas à la personne ou à la situation en question, autant on a beaucoup de mal à reconnaître que ce fantasme n’en était même pas un. Ce n’est pas le fait que nous avons eu des idées préconçues qui cloche, c’est le fait que nous avons cru en avoir.
Ce n’est pas que notre perception était fausse, c’est qu’il n’y avait pas de perception.
Clément Rosset, L’invisible (Les Editions de Minuit), 96 pages, onze euros cinquante.
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